L'interview de Joseph Moog

Joseph Moog

En récital le 15 mars prochain à la Salle Philharmonique; le pianiste allemand évoque son programme Liszt/Beethoven, Fauré, Ravel.

 

Vous interprétez à Liège la Symphonie « Pastorale » de Beethoven, transcrite pour piano par Liszt ; la Neuvième Symphonie figure aussi au programme de vos prochains récitals. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ces transcriptions ?

J’ai toujours été fasciné par Liszt ; sa personnalité complexe semble conjuguer les contraires, comme le fait qu’il devienne prêtre à la fin de sa vie après avoir été un véritable Casanova. Liszt a réalisé de nombreux arrangements d’autres compositeurs, comme Mozart, Bach, Beethoven et Schubert, et je pense qu’il a réussi à créer un véritable art de la transcription. Son but premier était de livrer des « copies » des symphonies, car c’était le seul moyen de les faire entendre en dehors des salles de concert. Il contribuait ainsi à diffuser les œuvres orchestrales modernes. Liszt a diversifié les types de transcriptions : paraphrases, paraphrases opératiques, transcriptions et enfin adaptations. Comme je considère le piano comme un véritable orchestre alternatif, ces symphonies de Beethoven revues par Liszt sont pour moi l’eldorado : il imite parfaitement l’orchestre, ses couleurs, les instrumentations, c’est fascinant.

Vous aussi, vous vous essayez régulièrement à l’art de la transcription et de la composition…

Oui, mais je ne suis pas Franz Liszt (rire) ! C’est vrai que j’ai commencé à improviser dès mon enfance ; c’était le début de mon activité musicale, et il m’arrive encore de le faire aujourd’hui. J’ai commencé à noter des idées, à les travailler et à les combiner ; pour moi, c’est encore autre chose que d’interpréter des œuvres car je crée ma propre musique. Mais je n’ai pas l’ambition de me présenter comme un compositeur ; en ce moment, je le fais seulement pour moi-même.

Vous dites que Liszt imite parfaitement l’orchestre au piano. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il cherche réellement des effets d’imitation des instruments de l’orchestre : les trémolos des violons et des violoncelles, par exemple, ou encore des mélodies des clarinettes et des flûtes pour lesquelles il parvient à utiliser les couleurs du piano avec génie. Liszt a aussi adapté les indications de Beethoven de manière à refléter parfaitement les intentions de la partition originale. J’irais même jusqu’à dire, mais c’est une opinion très personnelle, que je préfère la Symphonie « Pastorale » dans sa version pour piano, car on peut plus facilement comprendre sa structure que dans la version de Beethoven.

Pourquoi la transcription de la Pastorale vous séduit-elle davantage que les autres ?

Je l’ai choisie parce que cette œuvre n’est pas du tout typique de Beethoven ; elle est moins dense, plus aérée, son côté printanier est moins dramatique et reflète moins l’image « dominante » que l’on se fait de la musique de Beethoven. Ici, on est dans le lyrique, la nature et son imitation, ce qui est exceptionnel dans son œuvre. Avec l’anniversaire Beethoven en 2020, on se focalise beaucoup sur Beethoven l’Européen ou Beethoven le visionnaire ; mais ce n’est pas l’unique direction. J’essaie de le présenter d’une autre manière : le musicien, le compositeur « lyrique ».

Une transcription de symphonie soulève-t-elle des difficultés particulières pour le travail du pianiste ?

Outre les difficultés habituelles auxquelles le pianiste est confronté, s’ajoute le fait que l’on doit chercher, dans le même temps, à percevoir intérieurement la version originale, et en rendre la traduction sur scène en utilisant au mieux les couleurs orchestrales du piano. Ça, c’est la base. Ensuite, bien sûr, il y a tout le travail sur la musicalité, le phrasé, et une part de spontanéité qui doit rester. Dans le cas de la Pastorale, je l’ai déjà jouée plusieurs fois, notamment à Cardiff en Angleterre. Pour la Neuvième, ce sera une première, programmée fin mai, au Festival de printemps de Kiev.

Le reste de votre récital est consacré à Fauré et Ravel. Pourquoi ce choix ?

Cela permet d’explorer un peu la relation entre le professeur et son élève ; on sait que Fauré a été le professeur de Ravel et de Debussy, au même moment. J’ai toujours admiré cette période musicale qui précède directement l’impressionnisme, à la sortie du romantisme, vers la fin du XIXe siècle. Fauré en est un exemple parfait. Il a déjà installé des harmonies nouvelles, il a imaginé des mélodies inoubliables, mais il est encore romantique, et je pense que Ravel a bénéficié de la façon dont Fauré lui a, en quelque sorte, ouvert la voie. Fauré a aussi entretenu une belle relation avec Liszt ; Liszt qui a d’ailleurs lui aussi préparé à l’impressionnisme avec les œuvres de la fin de sa vie, comme les Jeux d’eau à la villa d’Este et les deux Légendes.

Ravel a reçu, de Fauré, la maîtrise des techniques de collage. Fauré a utilisé, par sa formation d’organiste, plusieurs niveaux de textures dans ses compositions ; il ne s’agit plus uniquement d’une langue pianistique, il a aussi pensé comme un orchestrateur. Cela rend d’ailleurs ses compositions assez inconfortables pianistiquement, et souvent difficiles à mémoriser, car les progressions harmoniques sont elles aussi très particulières. Mais pour jouer Ravel, et en particulier Gaspard de la nuit, c’est très important d’aborder les choses sous l’angle de cet héritage.

Dans le même temps, je pense qu’il y a des similarités entre l’écriture pour piano de Liszt et celle de Ravel. Liszt et Fauré sont tous deux des « parents » de Ravel : Ravel a intégré la virtuosité de Liszt et l’inspiration de Fauré, et à ce mélange, il a ajouté ses propres inventions. On voit aussi dans Gaspard de la nuit à quel point il était perfectionniste : dans la structure de l’œuvre, chaque note est absolument nécessaire, c’est assez incroyable.

À seulement 32 ans, votre discographie est déjà très abondante (une douzaine d’albums). Qu’est-ce qui explique votre investissement soutenu dans ce domaine ?

C’est une vieille histoire : mes parents ont plusieurs amis collectionneurs de musiques, de partitions, d’enregistrements, et lorsque j’étais enfant, j’ai toujours été impressionné par les souvenirs que ces amis nous faisaient partager à la maison. J’ai vu des vidéos de Vladimir Horowitz, entendu un enregistrement de Scriabine lui-même, feuilleté des partitions un peu obscures et rares… Depuis, j’ai commencé à collectionner à mon tour des partitions et des enregistrements, c’est devenu une passion. Et comme pianiste, c’est très riche, car c’est l’un des instruments qui possède le plus grand répertoire. J’ai ainsi acquis plusieurs lettres de Dinu Lipatti, des livres rares, des collections de programmes de récitals de grands compositeurs du XIXe siècle comme Schumann, Rubinstein, ou encore des enregistrements de Scriabine, Godowski…

J’ai donc encore la chance de pouvoir faire des découvertes et de présenter de petits trésors à côté du grand répertoire, en concert, mais aussi au disque. Mon label à Londres m’a rapidement laissé très libre de mes choix, ce qui est une grande chance. J’enregistre tout autant ces raretés que des œuvres majeures, car je pense qu’il ne faut pas dissocier les répertoires standard et les raretés. Aucun compositeur ne commence à composer en se disant : « Je vais écrire une rareté ». Il est souvent très intéressant de regarder les connexions entre œuvres connues et méconnues : on découvre beaucoup de liens entre les compositeurs, les amitiés, il y a des histoires à raconter.

Quels sont vos projets ?

Pour commencer, ce récital à Liège ! J’ai d’ailleurs une petite histoire avec Liège car j’ai dû m’y arrêter pour la nuit en raison d’une panne du Thalys, alors que je voyageais entre Londres et l’Allemagne. Je me suis retrouvé à quai dans cette gare impressionnante, et j’ai décidé de rester dormir à l’hôtel et de manger dans une brasserie du quartier… La suite de la saison sera notamment marquée par un récital au Wigmore Hall de Londres, et plus tard en avril, mes débuts avec l’Orchestre Symphonique de Chicago dans la Burlesque de Richard Strauss.

Propos recueillis par Séverine Meers

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