« Les artistes sont d'éternels migrants ! »

Rencontre avec Patrick Dheur

Comment est née cette Symphonie Khazar ?

Après avoir donné des concerts en Serbie, j’ai reçu en cadeau Le Dictionnaire Khazar, un roman de l’écrivain serbe Milorad Pavić, publié en 1984, puis traduit en français en 1988. Ce roman se présente comme une sorte d’encyclopédie en trois parties, avec de nombreux articles pouvant se lire dans l’ordre choisi par le lecteur. Pavić a écrit d’autres ouvrages qui cassent les codes : l’un repose sur une grille de mots croisés, un autre est réversible avec deux histoires qui se rejoignent, un troisième est chapitré sur les 22 atouts d’un jeu de tarot. Au-delà de cette forme originale, j’ai été interpellé par l’histoire des Khazars, un peuple semi-nomade qui a réellement existé en Asie centrale, entre les VIe et XIIIe siècles. Le nom Khazar semble d’ailleurs dériver d’un mot turc signifiant « errant, nomade ».

Ils pratiquaient plusieurs religions…

Au début, ils croyaient au chamanisme. Plus tard, ils adoptèrent le judaïsme, l’islam et le christianisme. La légende veut que le Khagan (« empereur »), ayant fait un rêve, aurait convoqué un moine, un derviche et un rabbin, pour interpréter ce songe. À la suite de quoi, les Khazars se seraient convertis en masse au judaïsme mais auraient aussi toléré le christianisme et l’islam. Les gens persécutés pour leur foi, se réfugiaient en Khazarie. Tout cet univers de nomadisme, de migration, mais aussi de tolérance a trouvé chez moi un écho. Au-delà de la migration physique, c’est aussi celle des idées et des cultures qui m’intéresse. Les juifs ashkénazes descendraient des Khazars.

Comment cela se traduit-il en musique ?

J’ai imaginé cette symphonie en quatre mouvements : L’errance, Le rêve du Khagan, La conversion et L’apogée. J’ai voulu suggérer plus que décrire et surtout faire rêver. Mon concept de « mélancolodie » est particulièrement présent et m’a permis d’élaborer des thèmes musicaux originaux, au caractère volontairement expressif. La partition comporte des allusions furtives aux trois univers monothéistes, à travers la musique klezmer pour le judaïsme, des inflexions arabes pour l’islam et une écriture en forme de choral pour le christianisme.

Faut-il y voir aussi une allusion à l’actualité ?

Bien sûr, on parle beaucoup des migrants actuellement, mais les migrations ont toujours été présentes à travers l’histoire. Elles sont bénéfiques pour le renouvellement génétique des populations mais aussi pour le brassage des idées qu’elles suscitent. En tant qu’artiste, on est amené sans cesse à voyager et donc les artistes sont eux aussi d’éternels migrants. Le premier mouvement L’errance traduit la recherche de quelque chose, d’un endroit, d’une aire géographique, ce qui n’exclut pas des épisodes combatifs voire épiques… Pour le finale, ma nature optimiste m’a conduit à illustrer l’apogée de cette civilisation, plutôt que son déclin, ce qui se traduit par un côté rythmique et extraverti.

Comment êtes-vous venu à la composition ?

La composition a toujours été présente en moi mais s’est révélée tardivement. J’ai d’abord entrepris une carrière de pianiste – tout en improvisant pour moi –, avant d’aborder concrètement l’écriture. C’est Célestin Deliège, professeur d’analyse musicale au Conservatoire de Liège, qui m’a donné le déclic de l’écriture. J’ai grandi dans l’univers d’Henri Pousseur ; j’ai de grands amis compositeurs, comme Claude Ledoux, mais je n’étais pas dans « le bon terreau » car mon style n’est pas avant-gardiste mais tonal et redevable à l’orchestration à la française. J’ai d’abord composé pour le piano, la voix (Évangile selon saint Jean), des ensembles de chambre, puis l’orchestre (concertos pour piano)… Disons que ma carrière de pianiste et ma carrière de compositeur se nourrissent mutuellement.

Quelle est votre actualité ?

Le 23 septembre, j’ai créé La Salazarienne, clin d’œil à mon ami le peintre Luis Salazar, à qui le Musée La Boverie consacre une belle rétrospective jusqu’au 20 octobre. C’est une pièce descriptive de sa personnalité et de son œuvre. En retour, Luis a dévoilé lors du concert une œuvre nouvelle réalisée au départ du manuscrit de ma pièce. Par ailleurs, je compose actuellement une ballade pour alto et piano, qui fait suite à d’autres ballades composées pour flûte et piano, pour violon et piano (cette dernière pour Pierre Amoyal). À la fin de l’année, paraîtra une monographie que m’a consacrée le comédien et metteur en scène José Brouwers. J’ai aussi reçu de Pierre Thimus, organiste de l’église Saint-Jacques, la commande d’une œuvre pour orgue seul, qu’il créera lors du Festival d’Orgue de Liège 2020. Je poursuis aussi ma carrière de pianiste en Italie et en Corée.

Propos recueillis par Éric Mairlot

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