Lara Barsacq : « L’héritage chorégraphique du passé doit être mis en regard avec le corps féminin contemporain et ses envies »

Lara Barsacq

La chorégraphe française dit tout sur les Ballets russes, dans le cadre de son nouveau spectacle créé en partenariat avec le Festival Pays de danses. À voir dans la série OPRL+, le vendredi 2 et le samedi 3 février, à 20 heures.

 

En quoi les Ballets russes auxquels vous rendez hommage ont-ils été un moment essentiel de la création artistique du XXe siècle ?

L’impresario et critique d’art Serge de Diaghilev a été le fondateur d’une compagnie d’une importance sans égal : les célèbres Ballets russes. Jusqu’à sa mort, en 1929, Diaghilev programme à Paris, Londres et dans d’autres villes d’Europe des spectacles qui croisent tous les arts. Il commande des œuvres hybrides dans l’esprit de l’art total : musiques, danses, décors fusionnent et sont mis sur un même pied d’égalité. Diaghilev est à la source de spectacles imposants et de grandes productions qui apportent un vent nouveau en Europe. On retrouvera dans son sillage des chorégraphes comme Michel Fokine, Vaslav Nijinski, Bronislava Nijinska mais aussi des peintres et décorateurs comme Alexandre Benois, Léon Bakst, Pablo Picasso, Henri Matisse et des compositeurs comme Igor Stravinsky, Maurice Ravel, Manuel de Falla. Plusieurs de ces artistes sont en début de carrière et vont connaître grâce aux Ballets russes une audience immense.
 

Qu’est-ce qui vous lie aux Ballets russes ?

Cela émane d’un besoin personnel : ma famille est liée à Léon Bakst, le scénographe et costumier des Ballets russes, qui fut l’oncle de ma grand-mère. C’est grâce à Bakst que ma famille est arrivée en France. Je suis fascinée par ses dessins qui mélangent érotisme, sensualité et exotisme. Un poster était accroché au mur de notre cuisine et, petite, je dansais devant cette image représentant Ida Rubinstein, la danseuse et la muse de Léon Bakst.
 

Ce n’est pas votre premier spectacle en lien avec les Ballets russes de Diaghilev. Comment s’est construit votre parcours autour de ce mouvement ?

Tout est parti de mon premier spectacle, « Lost in Ballets russes » (2018), un solo d’adieu à mon père que j’ai perdu enfant ; je me suis intéressée à son lien avec Léon Bakst, ce qui m’a permis de découvrir l’art sacré de cette période du début du XXe siècle. C’est là que j’ai compris que l’époque était foisonnante, avec un potentiel de créativité énorme. Est venu ensuite « IDA don’t cry me love » (2019), qui célèbre la figure sulfureuse d’Ida Rubinstein, une femme oubliée de l’histoire de la danse. Le troisième spectacle « Fruit Tree » (2021), créé à la Biennale de Charleroi, met en avant Noces de Stravinsky (1923) et rend hommage cette fois à la chorégraphe Bronislava Nijinska (la sœur de Nijinski). Enfin, il y a eu récemment « La Grande Nymphe » (2023), autour du Prélude à l’après-midi d’un faune (incarné à l’époque par Nijinski). Et puis à l’initiative du Théâtre de Liège, j’ai rencontré Robert Coheur, le directeur de programmation de l’OPRL ; l’idée d’une soirée autour des œuvres des Ballets russes évoquées dans mes pièces précédentes est venue. J’utiliserai des musiques déjà présentes dans « IDA, don’t cry me love » et dans « La Grande Nymphe ».

J’ai souhaité combler les vides, réinventer ce qui manquait, tout en me demandant jusqu’où la réinvention pouvait s’effectuer.

Comment définiriez-vous votre démarche artistique ?

Je dirais qu’elle est double. Il y a d’abord une prise de contact avec les sources de l’époque. Très peu de ballets ont été filmés du temps de Diaghilev. Il y a bien sûr des chorégraphies qui ont été écrites et retranscrites par des spécialistes de l’époque, d’autres pièces qui sont encore au répertoire de ballets. Il faut dès lors partir de peintures, de descriptions, de lettres (celles de Bakst à Ida Rubinstein par exemple), se plonger aussi dans les archives, scruter les documents de la Bibliothèque nationale de France pour nourrir le travail. Ce silence partiel des sources offre un espace à l’imaginaire. À partir des rares traces conservées, on peut concevoir ce que l’on veut. J’ai souhaité combler les vides, réinventer ce qui manquait, tout en me demandant jusqu’où la réinvention pouvait s’effectuer. C’est à ce stade qu’intervient la seconde démarche. Mon propos artistique doit, à partir de là, opérer une déconstruction de la matière historique. L’héritage du passé doit être mis en regard avec le corps féminin contemporain, avec ses envies, la représentation de ses désirs, avec les aspirations et la liberté de notre temps. Ainsi, dans le Prélude à l’après-midi d’un faune, Marta Capaccioli, l’une des interprètes, adapte la bestialité et le désir animal du faune à son désir de femme. Elle recrée une plastique qui correspond à son propre corps, à sa propre émancipation physique. J’aime la friction des époques qui découle de cette double démarche et j’ai l’espoir que les gens pourront se perdre entre la création d’hier et celle aujourd’hui. Mon œuvre est à la fois un hommage et une déconstruction. Enfin, je dois tenir compte aussi de mon amour pour ces musiques de ballet et l’envie de réhabiliter et rendre hommage aux femmes oubliés de l’histoire.
 

Qui seront les interprètes de ce nouveau spectacle ?

Il y aura Marta Capaccioli, une artiste de Florence, qui collabore avec moi depuis 2019, nous avons créé ensemble trois spectacles. C’est une danseuse avec une présence scénique impressionnante. Après plusieurs années de collaboration artistique, nous avons trouvé une manière très personnelle de travailler ensemble. Elle est capable de tout faire. Il y a ensuite Marion Sage, une artiste française qui a entamé aussi une recherche sur l’histoire de la danse et qui est aussi dans cette quête d’archives et d’analyse des moteurs de créativité qui en découlent. Sa démarche rejoint totalement la mienne. Et puis il y aura moi. J’ai travaillé pendant de nombreuses années avec des compagnies diverses et depuis 2018, je me suis penchée sur mon propre travail chorégraphique en mélangeant archives et fiction, privilégiant les moments où l’on passe de l’un à l’autre. Dans mon travail, je prends la parole sur scène. J’aime basculer, m’adresser au public et partager mes propos sur le ton de l’humour, en introduisant aussi une forme de décalage et la légèreté.
 

Propos recueillis par Stéphane Dado

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Retrouvez le spectacle de Lara Barsacq dans OPRL+ Danse : le fabuleux destin des Ballets russes le vendredi 2 février 2024 (nouvelle date - ouverture des ventes le 5/12) et le samedi 3 février 2024 à la Salle Philharmonique.

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