Interview

Anne-Catherine Gillet : « La Voix humaine, c’est un coup de poing émotionnel »

Anne catherine gillet

Le 19 octobre 2025, l’OPRL invite la soprano belge Anne-Catherine Gillet à incarner La Voix humaine de Poulenc dans une version rare pour voix et orgue. Elle nous raconte ce projet singulier et bouleversant.

 

À première vue, La Voix humaine est un opéra. Mais comment définir cette œuvre si particulière ?

C’est une œuvre à part, vraiment unique dans le répertoire. Il ne s’agit pas d’un opéra classique, mais plutôt d’un monologue lyrique. Un seul personnage, une femme, seule en scène pendant 45 minutes, au téléphone avec son amant qui la quitte. Il n’y a ni airs, ni duos, ni scènes chorales : tout est construit autour de cette parole chantée, dans une forme très proche du théâtre. C’est une sorte de déclamation continue, entre le chant et la parole, avec une grande liberté rythmique. Et pourtant, il y a aussi de magnifiques envolées vocales, très expressives, qui ponctuent ce flot ininterrompu.

L’histoire peut paraître simple : une rupture amoureuse. Mais que raconte vraiment La Voix humaine ?

C’est bien plus qu’une simple séparation. Cette femme, qu’on ne connaît que sous le nom de « Elle », voit s’effondrer le pilier central de sa vie. Depuis cinq ans, elle vivait littéralement à travers cet amour. Elle dit même dans le texte qu’elle « respirait » par lui, et qu’elle avait l’impression de mourir à chaque fois qu’elle l’attendait. C’est une passion absolue, presque étouffante. Alors, quand l’homme décide de rompre – peut-être à la veille de son mariage avec une autre –, elle sombre. Il y a dans cette œuvre une violence émotionnelle incroyable, une intensité qui touche tout le monde. Oui, c’est une histoire de rupture, mais racontée avec une telle sincérité, une telle détresse, que cela dépasse la simple anecdote.

Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans cette œuvre ?

Ce qui me fascine, c’est l’extrême théâtralité du personnage. Elle est dans l’emphase permanente, dans l’exagération, presque comme une « drama queen », mais tout en restant sincère. Elle navigue entre la lucidité et l’illusion, entre les souvenirs heureux et le désespoir. Elle ment, elle tente de se rassurer, puis elle craque… Tout cela, je crois que chacun peut l’avoir ressenti un jour, sous une forme ou une autre.

Vous avez une longue histoire avec la musique de Poulenc…

Oui, j’ai chanté ses mélodies dès mes études au Conservatoire. J’y ai découvert la richesse de son univers, capable d’être tour à tour léger et dramatique. Puis, en 2003, j’ai chanté Constance dans les Dialogues des Carmélites à l’Opéra royal de Wallonie. Ce rôle m’avait déjà profondément marquée. Il y a un vrai lien entre les Dialogues et La Voix humaine : les deux œuvres ont été écrites pour la même soprano, Denise Duval, et on retrouve une certaine parenté dans l’écriture vocale. J’ai toujours su, au fond de moi, qu’un jour je voudrais interpréter Elle dans La Voix humaine. Mais je savais aussi que ce serait un rôle exigeant, à aborder au bon moment.

Comment êtes-vous arrivée à cette version si originale avec orgue ?

Tout a commencé au Festival Toulouse les Orgues. Yoann Tardivel, l’organiste, m’a proposé ce projet un peu fou : jouer La Voix humaine avec orgue à la place de l’orchestre. J’ai d’abord été très surprise, car ce n’est pas une idée qu’on entend tous les jours ! Mais j’ai vite été séduite par la singularité de l’aventure. On a eu la chance de préparer le projet en profondeur, avec une semaine entière de résidence, ce qui est rare. La metteure en scène Katharina Stalder a créé une mise en espace sobre mais efficace, et on a pu bénéficier de costumes et d’accessoires pour donner corps à ce projet.

L’orgue ne remplace évidemment pas un orchestre dans son essence, mais il offre une incroyable variété de timbres. Yoann a travaillé avec beaucoup de finesse pour exploiter toutes les ressources de l’instrument.

Qu’apporte l’orgue dans cette œuvre ?

L’orgue ne remplace évidemment pas un orchestre dans son essence, mais il offre une incroyable variété de timbres. Yoann a travaillé avec beaucoup de finesse pour exploiter toutes les ressources de l’instrument. Il a cherché à créer un vrai camaïeu de couleurs, à jouer sur les contrastes pour éviter toute monotonie. Le résultat est fascinant : on retrouve la sensualité souhaitée par Poulenc, mais sous une autre forme, presque hypnotique. L’orgue enveloppe la voix, il devient un personnage à part entière.

Comment se déroulera la version liégeoise ?

Je vais reprendre la même approche qu’à Toulouse, et aussi à Strasbourg où je chanterai l’œuvre en août. Il y aura une mise en espace sobre, conçue avec l’aide de Natacha Kowalski, quelques éléments de décor et un vieux téléphone à cadran – indispensable pour recréer l’ambiance de l’époque. L’idée est de plonger le public dans une atmosphère intemporelle, sans artifices inutiles, en restant fidèle à l’émotion brute de l’œuvre.

Faut-il une voix spécifique pour ce rôle ?

Oui et non. Ce rôle a été chanté aussi bien par des sopranos que par des mezzos, à condition d’avoir la tessiture adéquate. Mais surtout, il faut une chanteuse capable d’habiter le texte, de garder cette tension dramatique pendant 45 minutes. Ici, l’expressivité et la diction sont primordiales. Si l’on n’est pas captivé par la voix et le texte, on perd l’essence même de l’œuvre.

Propos recueillis par Éric Mairlot