Colin Currie : « Ce sont deux œuvres très accessibles. »
À 49 ans, l’Écossais Colin Currie est reconnu comme l’un des plus grands solistes de percussion au monde. En janvier, le vendredi 16 janvier, à 20 heures, il accompagne à Liège le Belgian National Orchestra, dans un programme où il défend deux concertos écrits pour lui par Julia Wolfe et Louis Andriessen. Rencontre avec un musicien habité par sa mission : transmettre au public l’énergie et la poésie infinie de la percussion.
Vous êtes aujourd’hui reconnu comme l’un des plus grands solistes de percussion au monde. Comment cette passion a-t-elle commencé ?
Très tôt ! J’avais deux ou trois ans, et je frappais déjà sur tout ce qui me tombait sous la main. La cuisine familiale est devenue mon premier terrain de jeu. Mais le vrai déclic est venu de Buddy Rich, immense batteur de jazz. Sa virtuosité, son style héroïque, son énergie incroyable m’ont marqué à vie.
Vous êtes souvent entouré d’une véritable forêt d’instruments. Vous sentez-vous comme un caméléon sonore ?
Absolument. Chaque pièce exige une nouvelle approche : nouveaux timbres, nouvelles combinaisons. C’est à la fois un plaisir et un défi. Ce qui est fascinant, c’est que le public, en voyant la scène, ne sait pas à quoi s’attendre. Il se demande : « Quel son sortira de cet objet ? » Mon rôle est de rendre ces sons clairs, expressifs, et de leur donner une vraie logique musicale.
Le premier concerto de la soirée sera Body Language de l’Américaine Julia Wolfe. De quoi s’agit-il exactement ?
C’est l’œuvre la plus physique de tout mon répertoire. Dans la première partie, je joue… mon propre corps ! Claquements, frappes, gestes : tout est basé sur la percussion corporelle. C’est épuisant, mais électrisant. Puis vient la seconde partie, où je joue des seaux et casseroles comme un musicien de rue, mais accompagné par un orchestre symphonique. Julia Wolfe m’a dit : « Je veux te donner une nouvelle compétence. » Et elle avait raison, car cela m’a fait sortir de mes habitudes.
La musique de Julia Wolfe est souvent décrite comme un mélange de rock, de minimalisme et de musique savante. Est-ce cela qui la rend si particulière ?
Oui, absolument. Elle a grandi avec le rock, étudié les arts visuels, absorbé des influences multiples. Tout cela, elle le combine naturellement. Peu de compositeurs parviennent à le faire avec autant de conviction. Chez elle, ça sonne juste. Et dans Body Language, cela se traduit par une énergie brute qui emporte le public. La pièce commence avec des gestes simples, presque intimes, et finit comme une transe dans un club survolté.
Passons maintenant à Tapdance du Néerlandais Louis Andriessen. Un concerto qui vous tient aussi très à cœur…
C’est même un moment fondateur de ma carrière. Rencontrer Andriessen, travailler avec lui, recevoir une œuvre de lui… c’était bouleversant. Il m’a écrit une pièce extraordinaire, pleine de paradoxes. Le titre Tapdance (Claquettes) évoque quelque chose de léger et joyeux, mais la musique est sombre, grave, parfois funèbre. C’est typique de son humour sardonique : promettre une chose et offrir son contraire.
Le public doit-il s’attendre à vous voir danser des claquettes sur scène ?
Non ! (rires) Le “tapdance” est recréé par mon jeu. J’ai devant moi des planches de bois sur lesquelles je frappe avec des cuillères. Cela produit un son très proche des claquettes, mais sans chaussures particulières ! Ce qui est fascinant, c’est que derrière cette illusion sonore se cache un véritable drame musical : le soliste croit prendre son envol, mais se heurte toujours à des obstacles, doit se retirer, s’efface… La pièce se termine dans une atmosphère très grave, presque funèbre.

Andriessen était connu pour son énergie, mais aussi pour son humour. Comment cela se traduit-il pour vous ?
Sa musique est d’une grande finesse, pleine d’élan et de mélancolie, un peu comme celle de Ravel, son compositeur préféré. Mais il aimait aussi mettre ses interprètes dans des situations délicates, comme pour voir comment ils allaient s’en sortir. C’est une ironie très particulière, un humour à la fois mordant et poétique. Dans Tapdance, j’ai choisi une version encore plus radicale : je dirige l’orchestre tout en jouant la partie soliste, de mémoire. Cela donne une intensité dramatique encore plus forte.
Le contraste entre les deux œuvres semble saisissant.
Totalement ! Julia Wolfe, c’est le feu, l’énergie, la virtuosité physique. Louis Andriessen, c’est la subtilité, la poésie, la fragilité. Deux pôles opposés, mais il existe un lien secret : Wolfe a été l’élève et l’amie d’Andriessen, disparu en 2021. Les entendre côte à côte, c’est comme mettre en dialogue un maître et son héritière.
Faut-il craindre un programme trop « moderne » ?
Pas du tout. Ce sont deux œuvres très accessibles. Body Language captive par son énergie brute ; Tapdance touche par sa poésie et sa mélancolie. Elles emmènent le public dans des univers différents mais toujours immédiats, toujours émouvants. Ce sont deux pièces qui parlent directement à l’imagination et au cœur.
Vous jouerez pour la première fois avec le Belgian National Orchestra. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
C’est un grand bonheur. J’étais en Belgique récemment avec le Scottish Chamber Orchestra. Je me réjouis de rejouer à BOZAR avec le BNO et de découvrir la Salle philharmonique de Liège. Mais surtout, ce programme est pour moi un aboutissement. Ces deux œuvres ont été écrites pour moi, elles me définissent en tant qu’artiste. Les interpréter à Liège sera un moment très fort.
En une phrase : pourquoi le public devrait-il venir ?
Parce qu’entendre ces deux œuvres côte à côte est une expérience unique. Elles enflamment l’imagination, elles surprennent, elles bouleversent. Et elles laissent toujours quelque chose à emporter avec soi.
Propos recueillis par Éric Mairlot