The Mad Lover : L’interview de Théotime Langlois de Swarte

Théotime

En concert le samedi 20 janvier, à 20 heures, avec le luthiste Thomas Dunford, le violoniste évoque pour l'OPRL la mélancolie dans la musique anglaise de l’époque baroque.
 

Comment est né ce projet « The Mad Lover » avec Thomas Dunford ?

Thomas et moi, nous nous sommes rencontrés chez le chef d’orchestre William Christie à l’occasion d’une tournée sur le continent américain avec l’opéra Didon et Énée de Purcell. Lors de cette tournée, entre les concerts, nous avons beaucoup joué en duo des pièces de compositeurs anglais dont le Ground (un thème de basse repris en boucle) de John Eccles qui a véritablement été le point de départ de « The Mad Lover ». Nous avons trouvé l’association du luth et du violon originale et peu fréquente au disque. Cela nous a donné envie d’enregistrer ce programme. 

Quel est le propos narratif de ce programme ?

Il n’y a pas une histoire écrite comme dans un roman. Notre but a été de transporter l’auditeur dans la Londres du début du XVIIIe siècle et d’imaginer qu’il entend une série d’airs, de sonates, de grounds à l’esprit mélancolique. Tout au plus, nous avons imaginé que ces œuvres sont interprétées par deux amis musiciens qui errent dans la rue, deux miséreux jouant dans des contextes insolites. Cela fait écho au fait que Thomas aime se produire dans des lieux comme les bars, après ses concerts en salle.

En quoi la mélancolie est-elle un sentiment inspirant pour un interprète ?

La mélancolie nous livre des sentiments musicaux très bruts, sans affectation, sans ce côté esthétisant qui empêche d’exprimer un ressenti réel. Les compositeurs anglais que nous jouons proposent déjà une musique tragique éloignée des œuvres décoratives que l’on entend dans les cours européennes. On découvre avec eux que les sentiments personnels n’ont pas attendu le XIXe siècle pour s’exprimer dans l’art. Nous avons écarté les pièces plus fades et moins profondes pour nous focaliser sur les œuvres les plus mélancoliques, celles qui nous touchent le plus.

« The Mad Lover » réunit plusieurs familles de musiciens. De qui s’agit-il ?

John Eccles, à la source du projet, a un frère compositeur et violoniste, Henry, et un père, Solomon, également compositeur mais qui sombra dans la folie à la fin de sa vie. À la même période, on retrouve les deux Nicola Matteis, père et fils. Le premier est un Italien émigré en Angleterre. Il se fit connaître par un jeu phénoménal dû à sa virtuosité typiquement italienne, jeu associé à des pièces de style français. Aux yeux des Britanniques, son art est une synthèse, il est l’incarnation de ce que l’on appelle à l’époque « les goûts réunis ». Son fils fut aussi violoniste. Pour se faire connaître et ne pas être relégué au second plan en raison du succès immense du père, il s’installa en Allemagne, à Dresde, où il écrivit, notamment dans le cas de ses Fantaisies, dans un style plus germanique (proche par exemple des Partitas de Bach). On a enfin les Purcell, Henry et Daniel. Peu d’informations nous sont parvenues sur ce dernier, les sources ne sont pas toujours sûres ni fiables. On ne sait pas si Daniel fut réellement le frère ou le cousin de Henry comme il le prétend. Cette parenté est peut-être imaginaire et revendiquée pour des seules raisons économiques. Malgré cela, il y a des particularités d’écritures communes aux deux artistes : un même canevas mélodique, des tournures chromatiques semblables. La présence des Purcell permet en tout cas à notre programme de jouer aussi sur les « fausses familles »...

La mélancolie nous livre des sentiments musicaux très bruts, sans affectation, sans ce côté esthétisant qui empêche d’exprimer un ressenti réel.

Y a-t-il une place accordée à l’improvisation, pour vous comme pour Thomas Dunford ? Et si oui comment la justifiez-vous ?

C’est surtout le cas pour Thomas. Comme luthiste, il improvise sur la basse chiffrée [ndlr : notation d’une portée musicale où la partie de basse est complétée de chiffres indiquant les intervalles et les accords à jouer]. C’est typique de sa pratique quotidienne du luth. Il a aussi la faculté d’improviser un morceau entier au sein du programme, sans parler de sa capacité à improviser de la musique baroque durant des heures.

Quel est le prochain projet que vous comptez mettre sur pied avec Thomas ?

Le second album de « The Mad Lover » est en cours d’élaboration. Nous n’avons pas encore trouvé la musique mais elle sera anglaise comme dans le cas du premier volume. C’est mon rôle de dénicher les pièces dans les bibliothèques, Thomas et moi ne passons pas par des musicologues. Beaucoup de matière peut être trouvée sur Internet car une bonne partie du répertoire a été numérisée. Il m’arrive toutefois de demander des scans, tout comme il m’arrive aussi de consulter directement les éditions d’époque. C’est un travail qui reste passionnant.

Vous êtes un proche de William Christie depuis quelques années. Que vous a-t-il principalement transmis de son savoir de musicien ?

William Christie parle beaucoup de la vocalité dans le travail instrumental. Il part du principe que l’art baroque est un art du chant et un art dansant. Sa réflexion nous aide ainsi à bâtir notre interprétation au plus près de ce qui se pratiquait à l’époque de Purcell. Si on perd l’idée de la vocalité, on perd tout le sens du discours musical. Il faut imaginer des mots à la place des notes et faire passer un message sonore proche d’une certaine forme de syllabisation. Par ailleurs, William Christie a toujours une volonté de transmettre son amour pour cette musique en se focalisant sur sa théâtralité. Sa capacité à trouver du sens et à le transmettre au public est très forte, tout cela pour faire aimer ce répertoire. Les partitions de musique baroque présentent souvent un canevas de notes où tout n’est pas écrit. Dès lors, ce répertoire a besoin des interprètes pour exister, ce sont eux qui, par leurs choix de phrasés et de nuances, permettent de rendre la musique vivante. Pour William Christie, il importe enfin de partir de la rhétorique baroque et de proposer ensuite une version moderne des pièces interprétées, comme si la musique venait d’être composée et était constitutive de notre langage contemporain. Cette façon de faire m’a indéniablement marqué.

Vous avez en juin dernier dirigé à l’Opéra Comique de Paris une œuvre de Grétry, en alternance avec Louis Langrée. Comment s’est passée la collaboration avec notre ancien Directeur musical ?

Louis Langrée témoigne d’une grande ouverture par rapport au travail sur instruments d’époque. Il était, pour la production autour de Zémire et Azor de Grétry, à la recherche d’un chef assistant apportant une expertise quant aux cordes en boyaux utilisées par les instruments anciens Et j’ai découvert à cette occasion une des personnes les plus talentueuses et les plus humbles qui soient ; il est toujours animé par l’envie d’aller le plus loin possible dans l’art de l’interprétation, par la nécessité de toujours remettre en question son travail et de s’ouvrir aux idées des autres. Comme il veut promouvoir la nouvelle génération de chefs, il m’a très généreusement concédé la baguette pour la dernière représentation, dans un moment de pur partage confirmé par le fait qu’il n’est pas allé diriger ailleurs au même moment mais qu’il était bel et bien dans la salle pour m’écouter. Louis Langrée pense qu’un chef formé à l’art du violon peut imaginer une émission du son différente dans les cordes et renouveler ainsi l’approche de ce répertoire. Peu de chefs sont violonistes, de sorte que cette vision peut en effet être novatrice.

Avez-vous envie de prolonger cette expérience de la direction d’orchestre à l’avenir 

Oui j’ai de nombreux projets qui vont en ce sens, en dirigeant du violon, comme cela se faisait à l’époque. J’ai aussi envie de diriger les opéras de Mozart. Mon rêve serait de devenir chef d’orchestre pour partager cette musique avec les chanteurs et tous les intervenants du plateau. C’est le moment où je me sens le plus dans mon élément. Pour moi, il est naturel de diriger de l’opéra. Cela fait le lien entre ma pratique violonistique et mon expérience de musicien d’orchestre, sans oublier que mes deux parents sont professeurs de chant.

Quel est votre violon ?

C’est un Jakob Stainer de 1665, prêté pour une dizaine d’années par la Fondation Jumpstart d’Amsterdam. C’est un instrument qui permet de bien avoir en tête la palette sonore de l’époque baroque mais qui laisse en même temps la possibilité de nouveaux champs sonores. J’ai aussi la chance de disposer d’un archet de la famille Tourte, plus tardif que mon violon, puisqu’il date des années 1730-1735, mais reste un archet historique.


Propos recueillis par Stéphane Dado

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Théotime Langlois de Swarte et Thomas Dunford seront en concert dans The Mad Lover le samedi 20 janvier 2024 à 20h à la Salle Philharmonique de Liège.

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