Les chefs-d'œuvre de Grieg et Berlioz expliqués par Christian Arming

Le dimanche 3 février, "Peer Gynt" et "Harold en Italie" clôturent le Festival Storytelling. Le Directeur musical de l'OPRL donne son point de vue sur ces classiques incontournables.

Pourquoi cette musique de Peer Gynt de Grieg, écrite pour la pièce de théâtre d’Ibsen, est-elle un chef-d’œuvre absolu ?

Sans être particulièrement avant-gardiste et bien que conçue pour un orchestre réduit, cette musique est géniale ! Ce qui rend l’art de Grieg si exceptionnel, c’est d’abord sa force mélodique d’une inventivité inépuisable. Elle est même le moteur de toute son œuvre. Les thèmes de Grieg se gravent immédiatement dans la mémoire car ils décrivent avec précision les différentes atmosphères demandées par la pièce d’Ibsen. Renforcée par des harmonies subtiles, cette verve mélodique devient magique. Grieg maîtrise tous les codes d’orchestration de son époque. À titre d’exemple, la Danse arabe renoue avec la mode des turqueries (et ses clichés orientalistes) par l’association du piccolo aux percussions. Par ailleurs, Grieg parvient à nous faire sentir le côté épicé de cette danse car il utilise une gamme pentatonique (NDLA : la mélodie est conçue sur cinq notes seulement, selon un procédé typique des musiques orientales). Le compositeur renforce aussi le côté arabisant par l’usage d’accords très simples : les « quintes à vide » (NDLR : un accord est normalement constitué de trois notes. Lorsque la note intermédiaire, la tierce, est supprimée, les deux notes restantes forment une « quinte à vide » dont l’aspect abrupt et sauvage évoque souvent l’Orient).

Vous allez réaliser votre propre suite de Peer Gynt en choisissant divers mouvements issus de la musique de scène. En quoi est-elle particulière ?

Pour être honnête, je ne connaissais jusqu’il y a peu que les deux Suites de l’œuvre, très fréquemment données en concert. La musique de scène intégrale fut une révélation. Elle comprend de superbes airs chantés, des parties chorales fascinantes et quelques pièces orchestrales moins connues mais tout aussi chatoyantes que le reste. Au départ, nous avons pensé interpréter l’intégrale de Peer Gynt, mais la longueur de l’œuvre ne cadrait pas trop avec l’esprit d’un festival. J’ai réalisé dès lors une version intermédiaire sans le chœur, avec deux solistes (la soprano et la mezzo-soprano), qui chanteront en norvégien, et un comédien qui résumera, en français, la pièce d’Ibsen afin de créer les transitions nécessaires entre chaque partie musicale. Il a fallu pour cela effectuer une sélection pertinente entre les passages connus et les parties moins jouées. Cependant, le plus important a été de concevoir une suite contrastée qui plonge l’auditeur dans la même dynamique que celle d’une symphonie. Il nous fallait à tout prix éviter de reproduire la dramaturgie de la musique de scène intégrale, où trois morceaux lents peuvent s’enchaîner d’affilée, ce qui peut fonctionner très bien au sein d’une représentation théâtrale complète du texte d’Ibsen, mais moins bien dans un contexte symphonique.

Quel est votre personnage préféré ?

J’aime beaucoup Solveig, c’est une jeune femme qui éprouve des sentiments très forts pour ce héros (voire cet anti-héros) qu’est Peer Gynt. Elle incarne une forme d’amour profond qui pardonne toutes les erreurs du personnage et qui, jusqu’à la fin, l’attend fidèlement. Elle est dotée d’une grande force intérieure qui lui permet de supporter tous les agissements et les erreurs de l’homme qu’elle aime ; elle incarne une sorte de figure rédemptrice. Grieg la caractérise par la tonalité de la mineur, il lui réserve une musique très douce et élégante mais très mélancolique. Ainsi entend-on ses larmes dans la célèbre Chanson de Solveig.

Comment envisager à présent Harold en Italie de Berlioz ? Comme une œuvre symphonique pure (avec alto obligé) ou une musique à programme ?

Au départ, cette partition est une commande de Paganini. Quand il vit que la pièce n’était pas un concerto virtuose, il fut très déçu. Cela nous donne par conséquent la réponse : Harold n’est pas simplement une pièce concertante pure, c’est aussi une sorte de poème symphonique en quatre mouvements dotés d’un véritable programme. Berlioz y imagine un leader, l’alto solo, auquel il confie les mélodies les plus caractéristiques de la partition. Même si Adrien la Marca a un rôle de narrateur important (il incarne en musique ce personnage de Harold tiré de Lord Byron), l’orchestre ne reste pas inactif et se doit de créer toutes les atmosphères exigées par la musique. Il doit commencer par faire entendre les éléments descriptifs de la partition, tels que le son des cloches au loin, confié curieusement à la harpe seule, puis à la harpe, au cor, à la flûte et au hautbois (même si la trouvaille est réussie, je m’étonne que Berlioz n’ait pas utilisé de vraies cloches comme dans sa Symphonie fantastique). L’orchestre doit aussi rendre le climat de chaque mouvement, et faire sentir, par exemple, le caractère italien de la Sicilienne qui traverse le 3e mouvement, lui donner ses contours de sérénade. Il faut aussi rendre toute la simplicité du 2e mouvement, décrit par Berlioz comme un « chant religieux », en s’inspirant de l’un des plus grands musiciens de la Renaissance italienne : Palestrina.

L’auditeur a-t-il réellement l’impression d’entendre l’Italie en écoutant cette musique ?

Certainement pas. Il y a quelques éléments qui rappellent l’Italie, comme ceux que je viens de citer, mais, tout comme Le Carnaval romain du même Berlioz, nous sommes typiquement dans le cadre d’une musique française. On est loin d’un Maurice Ravel qui, dans son Alborada del gracioso nous fait croire à de la vraie musique espagnole. On reconnaît immédiatement la patte de Berlioz. Comme celle de tous les génies, sa musique est caractérisée par un tempérament très fort, par un langage mélodique et harmonique très personnel et unique. 

Propos recueillis par Stéphane Dado
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