« Sublimer sans dénaturer » : le mapping selon Dirty Monitor

Dirty monitor

À l'occasion du premier « concert augmenté » de la série « OPRL+ », nous avons rencontré Audrey Ballez (Directrice artistique) et Antoine Menalda (chef de projet) du collectif carolorégien qui évoquent une création à découvrir le samedi 12 octobre, à 20h.

Comment est née la société Dirty Monitor pour laquelle vous travaillez ?

A.B. Dirty Monitor a été fondée à Charleroi, en 2004, par Mauro Cataldo et Denis Van Cauteren. Leur activité touchait au départ au monde de la nuit, au clubbing, aux arts numériques… À l’époque, les DJ régnaient en maîtres et le VJing (vidéo-jockey ou mixage vidéo) en était à ses débuts ; la régie image était reléguée au second plan. Un jour, un écran d’ordinateur est tombé par terre et Denis s’est exclamé « on est vraiment Dirty Monitor », ce qui a finalement donné son nom à la société.

En 2008, Dirty Monitor s’est agrandie avec Orphée Cataldo et moi-même, et c’est depuis lors que nous nous sommes spécialisés dans le vidéo mapping (technologie multimédia qui consiste à projeter des images de très grande taille sur des édifices ou des structures en relief). Pour ce faire nous avons été amenés à nous former de manière autodidacte car il n’y avait pas d’études spécifiques pour ces métiers naissants. Ceci dit, dès le début, le choix a été de faire des images de très haute qualité, ce qui contraste avec le nom de la société, un peu « décalé ». À présent, nous formons une équipe d’une vingtaine d’artistes, créatifs passionnés d’images numériques et de nouvelles technologies.

Quelles sont vos expériences dans le monde du spectacle ?

A.M. Très vite, nous avons eu l’occasion de collaborer avec des personnalités comme Franco Dragone, Luc Petit, des danseurs, des chorégraphes… En 2009, dans le cadre de la présidence belge de l’Union européenne, on nous a demandé de faire du mapping sur la Gare Léopold, à Bruxelles, au cœur du quartier européen ; c’était un défi de passer à une grande structure extérieure. Depuis lors, nous avons réalisé énormément de projets d’envergure : le prestigieux Temple du Ciel à Pékin, le Parlement de Bucarest, la Tour Burj Khalifa de Dubaï, l’Ambassade belge en Inde pour une mission royale, du spectacle de Florence Foresti à Paris-Bercy (2013)… Pour la réouverture du Théâtre de La Monnaie, à Bruxelles, en 2017, nous avons réalisé Il Ritorno, un spectacle pour le dîner des mécènes, qui consistait en une projection à 360° sur les murs intérieurs de la salle de l’opéra.

Nous avons aussi participé à des spectacles comme Peter Pan (en tournée en 2011), Les Villes tentaculaires, avec un quatuor à cordes, sur des textes d’Émile Verhaeren (Théâtre de l’Ancre, Prix de la meilleure création artistique et technique 2014), Le Grand feu (40e anniversaire de la mort de Jacques Brel), Mons 2015 avec encore un 360° dans le Carré des arts, Mons 2018 (commémoration du centenaire de la Grande Guerre) sur la grand place, la Foire du Livre à Bruxelles (avec les dessinateurs de BD François Schuiten, Enki Bilal), la Fête du Vin à Bordeaux (sur la Place de la Bourse)… De plus en plus, nous sommes également sollicités pour des spectacles muséaux sur des peintres comme Van Gogh (à la Bourse de Bruxelles, Naples et Pékin) ou Monet (à Turin et à Barcelone), du « gaming » interactif en temps réel (Alice au Pays des merveilles, à Séoul), ou alors pour des lancements de produits lors de foires internationales ou d’évènements particuliers (CMI à Seraing, Porsche, Patek Philippe à Shanghai, Moscou et Genève…).

Comment s’est construit votre travail autour de la Symphonie n° 11 de Chostakovitch ?

A.B. Nous nous sommes évidemment inspirés du récit qui sous-tend toute la symphonie, celui de cette révolution russe avortée, réprimée dans le sang. En réalité, nous avons travaillé à l’inverse de ce qui se fait traditionnellement au cinéma. Lorsqu’un compositeur se met à écrire, il le fait au départ des images tournées par le réalisateur. Ici, la musique existait déjà, et c’est elle qui nous a inspiré les images. Celles-ci suivent de près tout le développement narratif en quatre mouvements.

L’autre source d’inspiration est constituée par l’architecture intérieure de la Salle Philharmonique de Liège, en particulier les trois murs de scène. Du fait de la disposition du public en arc de cercle, il nous a paru évident qu’il ne fallait pas limiter les projections au mur du fond, mais les étendre aux deux murs latéraux pour que chacun ait quelque chose à voir. De plus, les peintures murales d’Edgar Scauflaire, qui datent des années 1950, avec leurs personnages bien dessinés, constituent un point de départ très intéressant pour nourrir les images animées. Elles vont nous permettre de faire surgir des manifestants, de les faire vivre sur les murs, de susciter des émotions.

Sur le plan graphique, nous avons repris le style des affiches russes de l’époque – qui colle d’ailleurs assez bien avec les peintures de Scauflaire – mais aussi le thème de la main revendicatrice, et aussi l’image du tsar, que nous avons stylisée. Tout va émaner de l’orgue placé au fond de la scène, nous voulons qu’il représente en quelque sorte le cœur des manifestants. C’est un élément très fort avec lequel nous avions déjà travaillé pour une soirée événementielle. Nous reprenons cette idée mais en la poussant beaucoup plus loin, pour vraiment faire vivre tous les éléments architecturaux présents. Concrètement, les trois murs de scène (jardin, fond et cour) seront animés comme des écrans de cinéma, ce qui donnera une perception très enveloppante et différente selon l’endroit où l’on se trouvera dans la salle, comme de la vidéo en « stéréo ». C’est la première fois que nous travaillons avec un orchestre. Le défi ici est de travailler en temps réel, en adaptant l’animation à l’interprétation en live, tout en ne prenant pas trop de place par rapport à l’Orchestre. C’est la musique qui nous guide en tout, pour que les images renforcent les émotions, selon notre mot d’ordre : « sublimer sans dénaturer ».

Propos recueillis par Éric Mairlot
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