Shéhérazade : un orientalisme aux revendications nationalistes

shéhérazade

Au programme de l'OPRL du 12 au 15 octobre, à Liège comme à Charleroi, la magnifique suite symphonique Shéhérazade de Rimski-Korsakov (1888), loin de l'exotisme de pacotille, interroge les racines orientales de la Russie du XIXe siècle, en quête d'une nouvelle identité culturelle.


La suite symphonique Shéhérazade de Rimski-Korsakov (1888), que l'OPRL jouera du 12 au 15 octobre (à Liège et Charleroi, sous la direction du jeune chef français Lionel Bringuier), est souvent considérée comme la quintessence de l’orientalisme musical tel que le conçoivent les Occidentaux. Pourtant, dans le contexte de la Russie du XIXe siècle, ce recours à un imaginaire oriental est loin d’être seulement tributaire d’une recherche d’exotisme sonore. Cette présence est conditionnée aussi par des questions politiques et nationalistes dans un contexte où chacun s’interroge sur le fondement de l’identité russe.

Au XIXe siècle, ce questionnement identitaire touche une bonne partie des peuples européens qui souhaitent se démarquer de l’hégémonie culturelle des trois grands empires de l’époque :  la France, la Grande-Bretagne et l’Autriche. Face à ces trois puissances, des peuples comme les Hongrois, les Tchèques, les Polonais et tant d’autres, ont pris conscience de leurs spécificités, considérant comme légitimes leurs traditions populaires et leurs langues. La Russie ne fait pas autre chose. Tournée vers l’Europe (et en particulier les arts italiens) durant tout le XVIIIe siècle, elle souhaite au siècle suivant affirmer ses spécificités et ne plus être considérée comme une nation européenne parmi d’autres. Le comte Sergueï Ouvarov (1786-1855), un intellectuel moscovite qui fut aussi le ministre de l’Instruction du Tsar Nicolas Ier, est le premier à imaginer que la Russie sera pleinement elle-même si elle accepte sa part orientale (plusieurs de ses territoires, dont le Caucase, sont turcophones).

Pour Ouvarov, son occidentalisation ne place la Russie qu’à mi-chemin de son accomplissement final. À partir de là, les études orientalistes vont s’imposer comme une matière essentielle de la vie intellectuelle russe. La Russie comprend aussi les enjeux économiques représentés par les régions caucasiennes, centre-asiatiques et sibériennes. Elle affiche de cette manière sa capacité à pouvoir rivaliser avec les grandes puissances de l’Occident en matière d’expansionnisme colonial. Entre la création de Saint-Pétersbourg en 1703 et la conquête en 1860 de Vladivostok (ville située à proximité des frontières avec la Chine et la Corée du Nord), on assiste à une véritable orientalisation de l’Empire.

Cela implique une meilleure connaissance des régions de l’Est, et donc une découverte de leur culture, de leurs légendes, de leur passé archéologique, de leurs traditions folkloriques, des arts et enfin de la musique. Les artistes ont évidemment été sensibles à cette manne. L’immense écrivain Alexandre Pouchkine (1799-1837), dont l’œuvre inspira tous les grands compositeurs russes, est le premier à s’intéresser aux peuples orientaux de l’Empire, comme l’atteste son poème Le Prisonnier du Caucase, en 1822, qui met en scène une jeune orientale (une Circassienne) aimée par un officier russe. À la suite de Pouchkine, beaucoup d’écrivains, puis les musiciens eux-mêmes vont puiser en Crimée ou dans le Caucase leur source d’inspiration. Cet Orient est une occasion de ressourcer les arts, et de parachever l’identité russe, démarche qui diffère de l’orientalisme français ou germanique des XVIIIe et XIXe siècles, en quête d’une forme d’exotisme de pacotille qui agrémente la musique, la peinture ou encore la littérature.

Les compositeurs sensibles à l’élaboration d’un art national sont volontairement portés vers une désoccidentalisation de la musique, ce qui se manifeste par un plus grand intérêt porté pour les modes (gammes) de la culture orthodoxe, typique de l’âme russe, et pour les sonorités turco-persanes présentes sur une partie du territoire russe, assimilées à des fins identitaires et dans un esprit de synthèse avec les traditions russes.

L’incarnation de cette passion pour l’Orient musical commence avec Mikhaïl Glinka (1804-1857), le fondateur de l’École russe et le premier à intégrer du matériau musical caucasien, notamment dans son opéra Rouslan et Ludmila (1842) où l’on peut entendre une « lesguinka », une danse arabisante du Nord du Caucase. D’autres compositeurs comme Mili Balakirev (Islamey, Tamar), César Cui (Le Prisonnier du Caucase), Alexandre Borodine (« Danses polovtsiennes » du Prince Igor) glorifieront ces racines caucasiennes propres à la musique nationale russe. Sans oublier le plus doué de tous, Nikolaï Rimski-Korsakov, un officier de marine, génial orchestrateur, fasciné par les matériaux mélodiques venus de l’Orient, pour qui « ces sons nouveaux étaient une sorte de découverte, une véritable renaissance ». Sa Deuxième Symphonie « Antar » (1868) qui évoque un conte situé non loin des ruines de Palmyre, est déjà composée dans cette esthétique russo-orientale, qui culminera avec l’extraordinaire Shéhérazade.

Stéphane DADO

 

Réserver à Liège 12/10 et 14/10

Réserver à Charleroi 13/10

Réserver à Liège 15/10 (Les dimanches en famille)