Rencontre avec Aleš Ulrich, violoniste

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Chef de pupitre des seconds violons de l’OPRL, le musicien évoque sa Tchéquie natale, qui a inspiré le concert "Happy Hour !" de ce mardi 6 juin, à 19 heures.


L’adage « Dans chaque Tchèque se cache un musicien » est-il révélateur d’une culture musicale particulièrement développée en Tchéquie ?

Disons que ce dicton est extrêmement répandu. Nous avons aussi l’expression très courante « Moi, musicien », qui signifie « Moi, je ne suis pas responsable », pour quelqu’un veut se disculper ou se tirer d’affaire. On entend également beaucoup de jeux de mots avec le mot « contrebasse » qui, en tchèque, veut aussi dire « prison » ou « casier de bière » (Rire). Il est vrai que, comme dans le reste de l’Europe centrale, le système d’éducation musicale tchèque est assez développé et efficace mais la pratique musicale est quand même moins répandue aujourd’hui qu’il y a quelques décennies. Personnellement, je descends de parents et de grands-parents musiciens.

Pourquoi avoir intitulé ce concert « Par les prés et les bois de Bohême » ?

C’est évidemment une allusion à Ma Patrie de Smetana, dont l’un des mouvements porte ce titre. Mais cette expression illustre aussi le grand attachement des Tchèques à leur pays, à sa géographie, ses paysages vallonnés, ses montagnes peu élevées couvertes de forêts, un peu comme dans les Ardennes belges.

Comment caractériser la musique tchèque ?

Je dirais que c’est une musique qui est fort influencée par les rythmes de la langue. En tchèque, les voyelles peuvent être longues ou courtes, ce qui donne un rythme particulier. La polka, par exemple, avec son rythme de galop, est induite par certaines cadences parlées. Par ailleurs, la musique est très liée à la sensibilité de l’âme slave, une certaine perception de la nature, de la société, de la détresse, de l’abondance… Pour présenter le concert, j’ai écrit un texte qui situe l’émergence de la nation et de la culture tchèques ; il sera lu par William Warnier, qui a déjà présenté d’autres concerts Happy Hour !

Le concert s’ouvre avec Dvořák…

Je tenais beaucoup à commencer avec le troisième mouvement de son Quintette avec piano n° 2, que Dvořák appelle un « furiant », bien qu’il prenne ici des libertés avec le genre. Fondamentalement, un « furiant » est une danse de fermier qui se vante de posséder plus que le voisin (Rire). C’est donc pour Dvořák une manière de montrer qu’on peut être fier de notre culture. À son époque, on dansait surtout des valses et des polkas. Par la suite, le furiant est devenu une danse emblématique de la culture nationale. Cela rappelle aussi la lutte des Tchèques du XIXe siècle qui ont dû se soustraire à l’hégémonie de la culture germanique pour susciter un éveil national. La Tchéquie a fait partie de l’empire austro-hongrois durant trois siècles. Les premières manifestations en faveur de l’indépendance remontent à 1848, mais furent réprimées par le ministre de l’Intérieur autrichien de l’époque, le baron Alexander von Bach (qui n’est pas lié au compositeur…).

Kalivoda est le compositeur le plus ancien du programme.

Je voulais faire entendre un compositeur de la première moitié du XIXe siècle pour montrer comment était la musique avant l’éveil national. Kalivoda, qui a fait sa carrière en Allemagne et écrivait comme « tout le monde », n’est pas considéré de nos jours comme un compositeur « national ». Il faut dire qu’à son époque, on n'imaginait pas encore qu'il pourrait y avoir une musique avec des traits caractéristiques liés à la nation…

Ce qui n’est pas le cas de Smetana…

C’est évidemment l’un des grands compositeurs tchèques. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la langue tchèque a progressivement supplanté l’allemand dans les salons. Les compositeurs ont été sollicités pour écrire des danses inspirées du folklore. Son Quatuor à cordes n° 1 « De ma vie » retrace sa vie en quatre mouvements, de sa jeunesse heureuse jusqu’à l’irruption tragique de sa surdité survenue à l’âge de 50 ans. Nous jouerons le troisième mouvement qui est une réminiscence heureuse de la rencontre avec celle qui deviendra son épouse.

Smetana était affecté d’un caractère assez colérique et irascible, sans doute provoqué par son infirmité. Pendant longtemps, on a attribué sa surdité à une syphilis mais, il y a une dizaine d’années, son corps a été exhumé. Une analyse de son crâne et une étude approfondie de sa biographie ont permis de mettre en évidence qu’il avait été accidenté par un explosif dans son enfance. Sans doute pour échapper aux remontrances de ses parents et pour faire disparaître les traces de sang, il s’est lavé dans un étang qui tenait davantage d’une fosse à purin. Là-bas, il a contracté une infection de la mâchoire qui l’a fait souffrir durant toute sa vie et a fini par lui occasionner une surdité définitive.

Le Quatuor à cordes n° 1 de Schulhoff, de 1924, offrira un éclairage vers la Slovaquie…

Oui, son troisième mouvement Allegro giocoso alla slovacca illustrera la création de la Tchécoslovaquie, en 1918. En réalité, la Slovaquie n’avait jamais été liée auparavant à la Tchéquie mais à la Hongrie. Au sortir de la Première Guerre mondiale, lorsque la Tchécoslovaquie a été créée, on pensait à tort qu’il s’agissait d’une seule et unique nation, que le slovaque n’était qu’une variante du tchèque, ce qui n’est pas le cas. Il y a une base commune mais les langues sont différentes. La grammaire tchèque ne s’est fixée que dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il y avait bien eu des cours en tchèque à l’Université Charles de Prague du XVIe au XVIIe siècles, mais ceux-ci ne furent rétablis qu’en 1888. Pour le slovaque, c’est encore pire car les premiers cours universitaires n’ont été donnés qu’après la création de la Tchécoslovaquie. La langue tchèque est assez complexe car elle comporte sept déclinaisons avec six formes au masculin, quatre au féminin et quatre au neutre, sans compter les formes du pluriel. De plus, la langue écrite est différente de la langue parlée (Rire). La Tchéquie a toujours été considérée par les Slovaques comme « le grand frère » dont ils ont voulu finalement s’émanciper, mais les deux peuples s’estiment encore énormément.

 Propos recueillis par Éric Mairlot

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