L'interview de Gergely Madaras : « Chez Mahler, les émotions peuvent parfois être extrêmes mais toujours avec une part d’humanité très forte. »

Gergely Madaras

Le Directeur musical de l'OPRL dit tout sur la Première Symphonie de Mahler, au programme de son concert d'ouverture, le vendredi 15 septembre à Liège et le samedi 16 à Saint-Vith.

 

La Première Symphonie a été créée à Budapest. Pourquoi ce lieu de création ?

Après avoir été en poste à l’opéra de Leipzig comme assistant du célèbre chef d’orchestre Arthur Nikisch, Mahler prend la direction, en 1888, de l’opéra de Budapest, où il sera en fonction pour deux saisons. C’est dans cette ville qu’il a dès lors l’opportunité de créer sa Symphonie (composée à Leipzig) dans une salle de concerts qui est toujours en activité, le Pesti Vigadó, où j’ai effectué mes débuts en tant que chef d’orchestre dans la Neuvième Symphonie de Dvořák !

Comment l’œuvre fut-elle reçue à l’époque ?

À l’époque de Mahler, personne n’a estimé cette musique à sa juste valeur. Elle fut pourtant régulièrement au programme des salles de concerts, tant en raison de sa durée relativement courte que de son effectif modéré. Certes, le nombre de musiciens dans la Première de Mahler surpasse celui de la Quatrième de Brahms ou de la Neuvième de Beethoven (si on fait abstraction du chœur) mais il reste « réduit » au regard des futures symphonies de l’artiste.

Lors de la première à Budapest, le public fut divisé. Une partie des spectateurs admira la partition, l’autre fut déconcertée par ses nouveautés, par la présence de musiques klezmer, tziganes et de tournures mélodiques populaires qui n’avaient pas, selon eux, leur place dans une salle de concert. Le public fut encore plus dérouté par l’absence de programme narratif (les Budapestois eurent seulement droit au titre de chaque mouvement). Pour la reprise de l’œuvre à Hambourg, Mahler réalisa plusieurs aménagements (on ne peut pas savoir précisément lesquels car la partition de la création hongroise est perdue) et décida surtout de donner un texte explicatif aux auditeurs, inspiré par le roman Titan de l’écrivain romantique allemand Jean Paul. Mais ce programme finit une fois encore par disparaître, Mahler préféra laisser les gens nourrir leur imaginaire. Je pense aussi que sa musique n’a pas besoin d’explications et qu’elle se suffit à elle-même. Les images que je vois, je ne ressens pas le besoin de les expliquer ou de les partager, au-delà des seules indications que cela pourrait apporter aux répétitions.

Peut-on considérer ce premier coup d’essai symphonique comme un coup de génie ?

Bien sûr. Dès le départ on sent la marque du génie. La musique est très inhabituelle pour l’époque : éclectique par son mélange de références musicales, remplie de contrastes, très organique aussi dans son déroulement selon des rythmes très libres et fluctuants qui se rapprochent un peu de la respiration humaine. Cette manière de présenter le discours musical est révolutionnaire et a nécessité énormément de répétitions lors de la création. Ce qui est surprenant également dans cette œuvre, c’est de voir comment Mahler conçoit sa musique différemment de Wagner et Bruckner. Ces deux derniers sont toujours dans une conception et une exaltation surhumaines. Chez Mahler, les émotions peuvent parfois être extrêmes mais toujours avec une part d’humanité très forte. Rétrospectivement, on sait que Mahler va développer et amplifier cette radicalité des affects. La Première Symphonie peut donc être vue comme un prototype et comme une partition qui a modifié la manière d’écouter la musique à une époque.

Enfin, ce qui est aussi très caractéristique, c’est l’énergie positive et solaire de cette musique, écrite avant que Mahler ne soit victime de plusieurs coups du sort (mort de sa fille, maladie, antisémitisme). Quand il écrit la Première, c’est un jeune homme pour qui tout est possible, le monde s’offre à lui, il n’y a pas le côté sombre de ses œuvres à venir.

De quelle manière la Symphonie se rattache-t-elle à l’univers Mitteleuropa (celui d’une Europe centrale dominée par l’Allemagne et liée par un même destin politique et culturel, mêlant les influences germaniques, hongroises et slaves) ?

Notamment par la présence d’éléments issus du folklore, par l’imitation, voire la citation de musiques populaires (mélodies juives, klezmer, fanfares militaires, thèmes tziganes). La démarche de Mahler n’a pas de finalité ethnomusicologique comme chez Bartók ou Kodály partis chercher le patrimoine ethnique dans les villages les plus reculés. Le compositeur vit en Hongrie, en Autriche, en Allemagne, à Prague, il assiste quotidiennement à ce mélange de cultures diverses présentes dans l’Empire des Habsbourg. Ce qui est fascinant, c’est que Mahler parvient à unifier dans son œuvre ces différents patrimoines musicaux. Il réussit en tant qu’artiste là où le pouvoir échoue à apaiser les tensions entre les diverses ethnies (ce qui sera à la source de la Première Guerre mondiale).

Quel est votre mouvement préféré ?

Le troisième, celui qui démarre par la comptine Frère Jacques, en mode mineur. Il s’agit d’une allusion humoristique à une caricature que Mahler eut l’occasion de voir à Prague et qui l’amusa beaucoup par son aspect tragicomique. On y montrait une procession funèbre durant laquelle le cercueil d’un chasseur mort était porté par les animaux de la forêt, visiblement heureux de ce trépas qui leur assurait la vie. Ce dessin inspira tout le troisième mouvement.

Que pouvez-vous nous dire sur l’orchestration ?

Il y a beaucoup d’innovations dans cette œuvre. Mahler aime par exemple jouer avec les extrêmes et associer des sons très aigus à des sons très graves. Beethoven l’avait déjà fait dans certains mouvements de sa Cinquième Symphonie ; Mahler surenchérit en commençant son œuvre avec un tel effet. Il joue aussi beaucoup sur les variations de volume, allant de l’extrême pianissimo au fortissimo le plus débridé. Mahler est aussi le premier à faire entendre dans une symphonie un solo de contrebasse (le thème de Frère Jacques, dans le troisième mouvement). Il a par ailleurs renforcé l’usage des cuivres et des bois dans l’orchestre. Les trompettes jouent un rôle particulièrement important chez lui, il les fait même intervenir en coulisse (dans le premier mouvement). Notons encore que beaucoup d’instruments imitent le son de la nature : la clarinette se voit confier le chant du coucou, par exemple, comme dans le cas d’un poème symphonique (genre auquel appartenait l’œuvre initialement, avant que Mahler ne décide d’en faire une symphonie). 

Quel rapport les Hongrois entretiennent-ils avec la musique de Mahler aujourd’hui ?

Tout le monde reconnaît Mahler comme un incontestable génie. On lui voue un véritable culte et sa musique est jouée dans toute la Hongrie, elle est au programme de nombreuses formations, à commencer par le Budapest Festival Orchestra d’Ivan Fischer qui s’est spécialisé dans le répertoire mahlérien et a réalisé des enregistrements absolument prodigieux. 

Parlez-nous de Blumine, un des mouvements de la partition supprimé par Mahler après la création. Allez-vous réintroduire cette pièce lors de votre concert d’ouverture ?

À la création hongroise, Mahler avait effectivement prévu un mouvement supplémentaire, une sorte de pause musicale entre le premier et le troisième mouvement, intitulé Blumine (fleurette). Dès le départ, cette musique fut considérée comme banale mélodiquement et moins élaborée que les autres mouvements. Elle fut définitivement supprimée par l’auteur lors de la première berlinoise.

J’ai dirigé Blumine à plusieurs reprises, mais en prenant le parti de ne pas intégrer le mouvement dans la symphonie elle-même, préférant la proposer en première partie de concert. La dernière fois, c’était avec le City of Birmingham Symphony Orchestra. Pour moi, c’est un passage charmant et délicat (en raison notamment d’un passage de trompette solo calme) mais que je ne compte pas intégrer à mon concert de Liège. Je pense que la Symphonie est plus équilibrée sans ce mouvement.  Cette pièce n’est pas banale pour autant mais elle est dispensable.

Propos recueillis par Stéphane Dado

 

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