La Mer de Debussy : « une peinture naturelle »

Chez Gergely : la mer

En prélude au concert  « Chez Gergely » du 17 novembre consacré à Claude Debussy, Gergely Madaras évoque l'une de ses partitions préférées : La Mer.

Pourquoi avez-vous choisi La Mer de Claude Debussy pour votre série « Chez Gergely » ?

C’est une œuvre qui a une saveur toute particulière, car elle marque à la fois le début de ma carrière professionnelle et la fin de mon parcours d’étudiant. La Mer est la première œuvre que j’ai dirigée dans la fameuse Salle dorée du Musikverein de Vienne, en concert de clôture de mes études de direction à l’University of Music and Performing Arts de Vienne, en 2010, avec l’Orchestre de la Radio Viennoise (ORF). La Mer possède toutes les qualités d’une œuvre symphonique absolument parfaite et elle permet de faire briller toutes les facettes de l’orchestre. On y trouve la couleur, la virtuosité, la variété des émotions et des caractères, la complexité…

Peut-on parler de La Mer comme d’une véritable « symphonie » ?

Debussy a appelé La Mer « trois esquisses symphoniques », évitant délibérément le terme « symphonie ». Mais on ne peut nier certaines parentés de structure : l’œuvre est en trois mouvement contrastés, un premier mouvement très développé, puis un scherzo plus léger, et un dernier mouvement fougueux et libératoire. Mais Debussy se réfère avant tout aux œuvres picturales qu’il regardait à l’époque. Il a d’ailleurs écrit deux autres cycles en trois mouvements à la même époque : les Nocturnes et les Images.

Debussy ajoute comme sous-titre « trois esquisses symphoniques », un terme qui évoque les arts plastiques. Quels sont les liens de cette œuvre avec le monde de la peinture ?

Debussy se trouvait en Bourgogne lorsqu’il a composé La Mer. Il a voulu mettre en musique les impressions qu’ont suscitées chez lui diverses œuvres d’art, et notamment l’estampe (gravure sur bois) intitulée La vague de Hokusai, qui orne la couverture de la partition. Il y a aussi des influences littéraires, notamment celles de Pierre Louÿs et de Camille Mauclair, dont l’un des textes pourrait avoir inspiré directement le premier mouvement de La Mer.

Debussy a grandi avec la mer, il la connaissait très bien ; mais lors de la composition de l’œuvre, il a exprimé une vision de la mer par le prisme de ses souvenirs et du contexte artistique qui l’entourait. C’est d’ailleurs dans l’air du temps : saviez-vous que Paul Gilson, le compositeur belge, a lui aussi écrit une œuvre intitulée « La Mer, esquisses symphoniques », d’après un poème d’Eddy Lewis ? On pourrait un jour les donner ensemble en concert !

La version de Debussy est-elle, par conséquent, éloignée des réelles sensations maritimes ?

Non, on voit vraiment la mer en face de nous, telle qu’elle est réellement, avec ses changements imprévisibles, son calme et sa brise légère ou soudainement, ses vents de tempête… En Hongrie, il n’y a pas de mer. Il y a juste un grand lac, le lac Balaton, où j’ai passé tous mes étés. J’ai eu la chance de voir l’estampe d’Hokusai à Kyoto, avant de diriger l’œuvre à Malte, l’an passé. Mais cet univers me fascine, j’adore la mer : elle exerce une séduction presque physique, qui vous dépasse, c’est plus fort que vous, comme le chant des sirènes.

Que décrivent les trois mouvements de l’œuvre ?

Le premier mouvement décrit le lever du soleil sur la mer. C’est un moment véritablement indescriptible, un passage de l’obscurité complète à la lumière, qui est rendu plus poétique encore par le bruit des vagues. À l’orchestre, cela commence par une introduction dans les graves, puis cette magnifique mélodie jouée par tous les violoncelles, qui est comme une signature. Des trémolos figurent les vibrations des petites vagues ou des poissons, et tout ce mouvement ne cesse de s’amplifier avec une force irrépressible et un grand climax final.

Le second mouvement est plus léger et facile, il est d’esprit joueur et évoque les vagues, les reflets lumineux, la vie qui fourmille dans la mer. Enfin, le dernier mouvement évoque pour la première la puissance immense de la mer, potentiellement destructrice. Debussy l’exprime en utilisant divers groupes d’instruments et une multitude d’effets et de couleurs.

Qu’est-ce qui rend l’orchestration de Debussy si particulière et raffinée ?

Son écriture est toujours polyphonique et horizontale* : il superpose au moins deux ou trois « niveaux » d’orchestration et il ne faut jamais perdre le sens de la ligne principale, même si elle semble cachée. Si l’on respecte exactement ce qu’il demande, le résultat est d’une grande transparence, mais qui se double toujours d’un sentiment de profondeur : on ne joue pas avec la mer.

Dans le même temps, et tout comme les vagues, Debussy réalise des associations d’instruments qui se modifient sans cesse, comme des groupes de particules qui s’entrechoqueraient et se réorganiseraient de manière différente à tout moment. Le cor anglais pourra s’associer aux violoncelles et cors, et la minute après, les cors se grouperont aux bois pour s’opposer aux violoncelles mêlés aux violons.

Comment cela se travaille-t-il lors des répétitions avec l’orchestre ?

Impossible de faire des répétitions partielles par familles d’instruments, en tout cas ! Ils ont tous une importance égale et s’entremêlent sans cesse. Je pense qu’il est très important de travailler sur l’écoute des musiciens : sur leur partition, ils n’ont que leur propre ligne, c’est donc à moi de leur faire prendre conscience des voix importantes, de ce qu’ils doivent écouter et comment ils interagissent avec d’autres pupitres. C’est une chose que j’aime vraiment partager avec les musiciens.

Je dois également travailler à créer une transparence, malgré la complexité et les superpositions de couches de couleurs. Pour cela, le meilleur moyen est de respecter à la lettre les dynamiques, les priorités et les équilibres voulus par Debussy lui-même. Ici, mon rôle est comme celui d’un cuisinier ou d’un éclairagiste : si le chef-coq veut mettre en avant trop de saveurs différentes en même temps (très salé, épicé, crunchy, fruité…), elles vont se neutraliser les unes les autres. Si vous voulez mettre en avant telle ou telle partie d’une pièce, vous l’éclairerez davantage et le reste sera relégué au second plan. Mon rôle est de déterminer sur quoi je vais mettre l’accent, un ou deux éléments, pas plus : des moments, des couleurs, des éléments mélodiques ou rythmiques… afin de créer une transparence, et ainsi, guider l’auditeur. Et à chaque écoute, ou à chaque fois que je la dirige, on peut y redécouvrir quelque chose de neuf, tant les couches de couleurs sont complexes et riches. 

Vous avez déjà abordé la musique française avec l’OPRL avec un Daphnis et Chloé de Ravel très remarqué. Cela correspond-il à l’une de vos préférences musicales ?

La musique française est l’une des plus importantes dans l’histoire de la musique, avec des œuvres vraiment marquantes. Les compositeurs français ont montré comment façonner des couleurs, exprimer les choses avec beaucoup de subtilité. La langue française, elle aussi, est très chantante, et ses accentuations sont beaucoup plus douloureuses et tendres que dans d’autres langues. Ce sens des changements, de la souplesse, de la fluidité, sont mis en musique par le travail des « couleurs », et l’OPRL possède de remarquables qualités dans ce domaine.

Vous avez ajouté au programme de ce concert deux Préludes pour piano de Debussy transcrits par le Belge Luc Brewaeys pour un orchestre symphonique. Pourquoi ce choix ?

Nous avons choisi Voiles et Ce qu’a vu le vent d’Ouest, deux des Préludes pour piano qui sont en lien direct avec la mer et le vent. Debussy a énormément écrit pour le piano, et moins pour l’orchestre ; voici une belle occasion de donner une autre vie à ces pièces. Je pense que c’est très tentant pour un compositeur. C’est comme si vous disposiez d’un dessin de Renoir et que vous ayez envie de le colorer. Luc Brewaeys n’est pas le seul à s’y être essayé et il le fait remarquablement.

Il ne s’agit pas d’imiter Debussy ; c’est tout simplement impossible ! Il ajoute sa personnalité et choisit des procédés d’orchestration inspirés du modèle debussyste, qui est unique et représente une école d’orchestration en soi. Brewaeys utilise par exemple la superposition de plusieurs couches, des voix très différenciées dans les cordes, une superposition de nuances contrastées… L’instrumentation agit comme une « peinture naturelle ». Ce sera une belle introduction à La Mer.

Que pouvez-vous nous dire sur la nouvelle œuvre de Benoît Mernier, intitulée « Comme d’autres esprits » ?

C’est une pièce d’écriture assez fluide et mélodique, elle aussi ; l’orchestration de Benoît Mernier entre en résonance avec celle de La Mer, même si elle n’est pas similaire. Ici aussi, on peut voir des « vagues » et lignes horizontales dans la partition, et non des blocs d’accords. Et un travail important sur les couleurs et les dynamiques. On pourrait parler d’un mouvement de diverses lignes mélodiques, rassemblées dans un mouvement continu très beau et complexe, assez mystérieux par moments, jamais écrasant ni cubiste.

Propos recueillis par Séverine Meers

* Le contrepoint (ou écriture contrapuntique) est un procédé de composition qui procède par superposition de lignes mélodiques ayant chacune leur propre autonomie, d’où la notion d’écriture « horizontale », par opposition à la pensée harmonique, plus « verticale », qui privilégie les blocs d’accords soutenant une mélodie.

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