La fugue selon Piotr Anderszewski

Piotr Anderszewski

En prélude au récital Bach-Schumann-Beethoven qu'il donnera à la Salle Philharmonique le 24 novembre, le pianiste polonais dit tout sur son programme, traversé par l'esprit de la fugue.

Vous ouvrirez votre récital par trois Préludes et fugues extraits du Deuxième Livre du Clavier bien tempéré, aux tonalités voisines. Cette proximité entre les trois était-elle indispensable pour votre sélection ?

Pas forcément. La cohérence de l’association des trois Préludes et fugues est liée à plusieurs facteurs. Oui, il y a la tonalité, mais pour moi, les Préludes et fugues sont des pièces de caractère ; ce ne sont pas des œuvres abstraites. à chaque fugue, il faut trouver un caractère, un rythme, une pulsation. Et ce qui fait qu’une pièce a du sens à la suite d’une autre est un choix très subjectif. Lors de mes récitals, j’enchaîne toujours les Préludes et fugues directement, dans l’idée de construire une « suite ».

Chaque fugue est un monde en soi. On pense avoir trouvé quelque chose dans une fugue, et puis c’est un tout autre problème que l’on découvre en abordant la suivante. C’est assez fascinant. 

La polyphonie est-elle primordiale dans votre travail pour interpréter ces œuvres, la question de la sonorité venant en second lieu ?

Tout se met en place ensemble, on ne peut pas séparer l’une et l’autre ; mais bien sûr, oui, entendre toutes les voix, notamment dans les fugues, c’est primordial. Tout est dans le thème : il s’agit de comprendre un thème, de déterminer quel caractère on veut lui donner et comment on le phrase. Un thème est fait de bien plus que les valeurs rythmiques et les notes, et chose très importante, son caractère doit absolument être maintenu jusqu’à la fin. C’est ce travail qui donne aussi vie à la polyphonie.

La 31e Sonate de Beethoven est-elle l’une de celles que vous affectionnez le plus ?

Oui, je la joue depuis très longtemps. J’y reviens régulièrement, puis j’arrête de la jouer pendant quelque temps. Et chaque fois que j’y reviens, je me demande comment y arriver, comment la mener du début à la fin avec la charge émotionnelle que cela demande. Curieusement, souvent j’ai l’impression que cela se fait un peu comme par miracle. Bien sûr, il y a cette immense fugue finale, qui représente un triomphe, le triomphe d’un certain ordre, un ordre d’un niveau supérieur. La fugue est d’ailleurs un peu le « moto » du programme de ce récital. Les fugues, cela m’a toujours intéressé. Peut-être, inconsciemment, parce que je suis toujours en train de fuir ?...

La fugue est aussi présente dans la première œuvre de Schumann que vous interpréterez, les Sept pièces en forme de fughettes…

Oui, c’est une œuvre très poignante, celle d’un homme qui est en train de perdre la tête, de sombrer dans l’obscurité : c’est comme si cette œuvre était une dernière tentative de mettre un peu d’ordre. C’est tellement touchant… Schumann est à la limite de quelque chose. On sent quelque chose d’obsessionnel, quelque chose de caractéristique du Schumann tardif. Son obsession se traduit souvent par une difficulté à sortir de la tonalité principale : il n’y parvient que pendant un court moment, puis il y retombe. C’est très bouleversant. Ça sonne de manière très étrange. C’est une musique qui demande une sensibilité un peu spéciale, chez l’auditeur aussi, d’ailleurs. Et malgré tout, il y a une dignité dans tout cela… J’entends cela, cette humanité derrière cette musique.

Les Chants de l’aube, eux, ne manifestent pas ce souci de l’ordre, mais par contre, c’est le même langage. C’est très intéressant de jouer les deux cycles. On entend que c’est écrit par la même main, c’est le même homme, à la même période.

N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à choisir d’évoquer l’aube pour une œuvre de fin de vie ? N’aurait-on pas plus spontanément l’idée du crépuscule ou de la nuit ?

Oui, mais Schumann est plein de paradoxes, justement. Ce n’est pas de la musique à programme ; Schumann évoque « une émotion, l’expression d’un sentiment, à l’apparition de l’aube ». Il était très content de ces œuvres, je pense. La folie n’est pas quelque chose qu’on peut comprendre, et heureusement, sans doute. Avec Schumann, c’est souvent un jeu : qu’est-ce qui est un masque, et qu’est-ce qui est un visage ? Parfois le masque est plus sincère que le visage. C’est très complexe chez lui.

En effet, on peut se poser la question de pourquoi il évoque l’aube… Mais cela peut être interprété de tellement de manières. Mais finalement, s’il avait écrit « Le Chant des ténèbres » ou « Le Chant du crépuscule », cela n’aurait-il pas été plus banal ? L’aube, c’est beaucoup plus poétique.

Vos choix de répertoire sont souvent orientés vers des compositeurs et des œuvres d’une grande complexité. Pourquoi ?

On passe énormément de temps derrière son piano ; travailler quelque chose qui n’est pas complexe m’ennuierait énormément ! Passer des heures sur une œuvre qui n’est pas si intéressante et complexe, mais devoir le faire quand même pour l’apprentissage du corps et des mains, ce serait d’un ennui ! C’est aussi un challenge de la compréhension, de la traduction de la chose. Comment vais-je traduire cette émotion par les sons ? Le son, c’est physique ; ce n’est pas une abstraction.

Vous choisissez souvent des compositeurs qui écrivent quelque chose d’infiniment personnel et sincère, comme la musique de Schumann ou les dernières sonates de Beethoven, par exemple. Mais votre personnalité, votre imagination, prennent aussi part au processus d’interprétation. Comment concilier l’expression de ce que le compositeur est, au plus profond, et vos choix personnels ?

Avant tout, on joue le compositeur : c’est quand même lui qui a écrit la musique. Mais en effet, c’est comme si je m’identifiais à ce que le compositeur a écrit ; moi, avec mon passé, mon vécu, qui je suis. Il y a une friction entre les deux, souvent, et c’est ce qui rend la chose intéressante : c’est un combat, une lutte parfois.

Pour moi, bien interpréter une œuvre, c’est essayer de comprendre ce qui s’est passé dans la tête du compositeur avant qu’il ne l’écrive. Quand c’est écrit, c’est trop tard. En fait, ce qui est écrit n’a pas grand intérêt ; ce qui est intéressant, c’est pourquoi ça a été écrit. Si on devait juste jouer ce qui est écrit, un ordinateur le ferait beaucoup mieux ! il faut essayer d’être là… avant. Une bonne interprétation tient compte de ce s’est passé avant la note.

Y a-t-il des compositeurs que vous aimez jouer « pour vous » mais pas en concert ?

Oui, bien sûr ! Chopin, beaucoup. Enfin, je l’ai un peu joué en concert, quand même… Mais j’ai toujours peur de jouer Chopin. C’est une musique tellement fuyante, tellement intime, c’est très difficile de maîtriser Chopin.

 

Propos recueillis par Séverine Meers
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