Jan Lisiecki : l'interview

Jan Lisiecki : l'interview

En concert à la Salle Philharmonique les 17 et 18 novembre, le jeune prodige, artiste exclusif du label Deutsche Grammophon, dit tout sur Grieg et sur son étonnant parcours.

 

Depuis quand le Concerto de Grieg, que vous interpréterez à Liège, est-il à votre répertoire ?

Depuis quatre ou cinq ans.

 

Peut-on établir un parallèle entre Chopin, que vous affectionnez particulièrement, et Grieg ?

En musique, il est très facile d’établir toutes sortes de parallèles entre des compositeurs, même s’ils ne sont pas très proches l’un de l’autre. Je pense que c’est une question très personnelle de choisir son approche d’un compositeur, la façon d’interpréter une œuvre. D’une certaine façon, il est possible de jouer Bach d’une manière romantique ou Mozart dans un style baroque. Mais certainement, entre Grieg et Chopin, il y a des similitudes. Tous les deux étaient capables d’écrire d’incroyables mélodies, qui étaient pour eux, très souvent, le principal moyen d’expression mis à la disposition de l’interprète. Bien sûr, la musique de Chopin est éminemment polonaise, tandis que Grieg, qui est scandinave, avait une approche très différente. Mais les deux ont exploité les possibilités du piano avec un talent exceptionnel - Chopin de manière plus exclusive, alors que Grieg a aussi écrit de nombreuses œuvres pour d’autres instruments.

 

Comment décririez-vous le rapport entre la partie pianistique et la partie orchestrale du Concerto de Grieg, notamment en comparaison des concertos de Chopin ?

Chez Grieg, les parties sont d’un niveau plus égal, dans l’écriture et la structuration ; je pense que Grieg était plus à l’aise que Chopin pour composer pour l’orchestre, et pour utiliser les divers instruments. Cependant, je ne fais pas partie de ces pianistes qui n’aiment pas les compositions orchestrales de Chopin ; je pense qu’il s’est beaucoup plus concentré sur le piano, et que d’une certaine manière, les concertos de Chopin sont des sonates pour piano seul avec accompagnement orchestral. C’est différent chez Grieg, où je décèle bien plus de dialogue ; souvent la musique y passe de l’un à l’autre avec beaucoup plus de fluidité que chez Chopin, où cela fonctionne plus par séquences séparées.

 

Est-ce que l’étude des miniatures qu’ils ont composées pour le piano peut avoir une utilité dans l’approche de leurs concertos ?

Oui, jusqu’à un certain point. Il y a tout de même une différence fondamentale entre les concertos et les miniatures : tant Chopin que Grieg avaient une incroyable capacité à développer les thèmes musicaux sur une longue durée, si bien que leurs concertos ne sont pas des collages d’idées courtes, mais de vastes structures selon le modèle traditionnel de la forme sonate. Une, voire deux idées musicales sont développées tout au long d’un mouvement, contrairement au Concerto de Schumann, par exemple, où l’on passe très vite d’une idée à l’autre. En ce sens, il n’y a pas vraiment de lien entre les pièces courtes et les concertos, que ce soit chez Grieg ou chez Chopin. Mais dans le même temps, ces pièces courtes sont tellement concentrées et imaginatives que les travailler permet de mieux faire connaissance avec le compositeur.

 

Peut-on comparer le nationalisme de Grieg à celui de Chopin ?

Pour être honnête, je connais bien mieux le nationalisme de Chopin que celui de Grieg, puisque j’ai des racines polonaises : je sais beaucoup mieux ce que signifie le sens de la nation en Pologne. Il m’est donc plus difficile de décrire comment Grieg est associé à l’esprit national norvégien, mais je pense que pour de multiples raisons, Chopin a été beaucoup plus fortement occupé par des sentiments nationaux, tout simplement parce qu’il a passé la majeure partie de sa vie loin de son pays natal. Grieg, lui, se sentait à la maison. Chez Chopin, cet esprit polonais lui permet de se souvenir de son pays et c’est indissociable de la peine, de la souffrance, de l’amour aussi, que l’on éprouve quand on se souvient d’un pays que l’on a quitté 20 ans plus tôt, et que l’on ne peut plus qu’imaginer, sans savoir ce qu’il est devenu en réalité. Parce que Chopin a écrit sa musique avec cette distance, cela lui confère une dimension différente.

 

Parmi vos multiples passions, vous dites adorer voyager. Vous parlez en outre plusieurs langues, dont le français ! Connaissez-vous bien la Norvège et pensez-vous que cela puisse inspirer votre rapport à la musique de Grieg ?

J’y suis déjà allé, oui, j’y ai joué dans trois villes différentes. Bien sûr, je pense que la musique de chacun est enracinée dans sa culture. Chez Chopin, d’une certaine façon, je peux me représenter les paysages de Pologne, les champs, les maisons ; chez Grieg, je peux ressentir la même chose, et ce sont des choses que l’on doit relier entre elles, lorsqu’on est interprète. 

 

Selon vous, cela a-t-il plutôt à voir avec la nature, ou avec la culture de chaque peuple ?

Les deux. Il y a une identité culturelle, qui évolue avec le temps, et la nature, qui est restée la même au fil du temps. Chez Grieg, la musique parle surtout de la nature, sans doute moins des gens.

 

Après Liège, vous jouerez aussi ce concerto à la Philharmonie de Berlin, avec le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin. Est-ce que vous avez déjà joué dans cette salle légendaire ?

Oui, c’est extraordinaire. Jouer dans toutes ces salles légendaires suscite un sentiment de respect « historique » pour tout ce qui y a eu lieu, et peut-être un peu de peur. J’ai déjà joué à la Philharmonie de Berlin. La dernière fois, je ne me suis pas senti oppressé par cela ; c’était plus difficile par exemple au Carnegie Hall de New York. Évidemment, chaque salle, mais aussi chaque concert, suscite un sentiment différent. Généralement, j’essaie d’envisager chaque concert de la même façon, quel que soit le lieu, même si c’est presque impossible puisqu’il y a toutes ces diverses émotions autour de vous, que vous ne pouvez pas contrôler, mais vous essayez de rester avec la même concentration, où que vous soyez.

 

Votre approche du concert est celle d’un moment de partage privilégié avec le public, lors duquel l’artiste doit se donner totalement. Est-ce que c’est d’autant plus nécessaire pour les répertoires du XIXe siècle, dans lesquels l’artiste et ses émotions sont le moteur de toute la création ?

En concerto, mon répertoire se partage de façon assez équilibrée entre les périodes classique et romantique. En récital, c’est même plus varié. Mais l’implication totale dans l’œuvre et son émotion sont sans doute même plus indispensables, et difficiles, lorsque vous jouez Bach ou Mozart, que pour Chopin, Liszt ou Grieg. La musique des compositeurs romantiques établit une connexion plus immédiate, plus naturelle, avec le public, pour de multiples raisons : il connait mieux ce répertoire, et cette musique est plus évidente d’elle-même, elle suscite l’adhésion, emporte naturellement l’auditeur. Jouer Bach en récital, c’est si pur, si simple, que le simple fait de jouer cette musique ne suffit pas à emporter l’adhésion du public ; vous devez donner toutes vos émotions, toute votre concentration. Bien sûr, il faut une distance dans le sens où vous ne pouvez pas vous jeter tout entier dans la musique comme dans Chopin, ni ne pouvez transformer la musique avec vos propres idées. Mais d’autre part, interpréter Bach signifie que vous devez vous concentrer de façon totale, ne pas relâcher l’attention, même cinq secondes, sans quoi vous perdez l’intérêt de votre auditoire et vous aurez à batailler durant très longtemps pour les ramener à vous. Avec Chopin par exemple, si vous manquez dix secondes de votre interprétation, la musique est tellement accessible que c’est beaucoup plus facile de les ramener dans la musique.

 

Quels sont vos projets pour les futures saisons ?

De nombreux projets. Je viens de jouer le Premier Concerto de Brahms pour la première fois, c’était un projet majeur. Durant la prochaine saison, mon nouveau programme de récital inclura notamment du Ravel (Gaspard de la nuit) et d’autres nouveaux répertoires. Je ferai aussi de la musique de chambre à Verbier… Bref, toujours énormément de choses.

 

Vous avez dit dans l’une de vos interviews que vous étiez content de ne plus être un enfant prodige. Pourquoi ?

La musique est tellement belle qu’elle supprime toutes les barrières, et cela, que l’interprète soit grand ou petit, homme ou femme, jeune ou vieux, et d’où qu’il vienne. La seule chose qui compte, c’est comment vous jouez. Le problème, c’est que les gens attachent naturellement des termes descriptifs à des interprètes. Et toutes ces choses dont je viens de dire qu’elles ne sont pas importantes, en fait le deviennent soudainement, et dans mon cas, bien sûr, cela a souvent été l’âge. Je pense que de bonnes interprétations sont simplement… de bonnes interprétations. Le pire compliment que l’on puisse faire est sans doute : « c’était excellent compte tenu de… » et d’ajouter un adjectif : « pour un vieux, pour un jeune interprète ». C’est tellement plus que cela ! L’important, c’est comment vous jouez. Donc le terme « jeune prodige » ne m’a jamais paru encourageant, puisque quelqu’un dit que vous êtes formidable parce que vous êtes jeune. Cela ne dit rien du fait que vous voulez vous améliorer, travailler ; or la musique, c’est l’expérience de toute une vie. Peu importe votre âge et le nombre de fois que vous avez joué quelque chose, il y a toujours à découvrir encore et encore dans une œuvre, quelque chose de neuf à porter au jour d’une autre manière qu’auparavant.

 

Cette étiquette vous a-t-elle pesé ?

Voici ce que mon expérience en a retenu : lorsque vous êtes sur scène (par exemple avec un orchestre – j’en ai des souvenirs vers 12, 13 ans par exemple), avec des musiciens évidemment tous bien plus âgés et expérimentés que vous, ils sont naturellement sceptiques vis-à-vis de ces « enfants prodiges » qui arrivent sur scène. Puis, quand vous commencez à faire de la musique, si c’est vraiment de qualité, alors ils l’oublient rapidement. Il y a eu comme cela des situations dans ma vie où l’âge, soudainement, a été complètement oublié, et cela devenait drôle parce que j’étais trop jeune pour aller au restaurant après le concert, ou pour qu’on m’offre une bouteille de champagne…  

 

Vous n’êtes pas issu d’une famille de musiciens ; n’est-ce pas un phénomène plus rare d’être repéré comme « enfant prodige », lorsqu’on n’a pas grandi dans une famille de musiciens ?

Oui, probablement. On est aussi exposé différemment, et par voie de conséquence, on a une approche différente de la musique. Bien sûr, je ne peux vous parler que de ma seule expérience, qui est celle d’une famille de non-musiciens. Ce que j’ai trouvé très positif, c’est que tout ce que j’ai appris, c’est par moi-même, et pas parce que mes parents m’ont dit de le faire. J’ai mené mon propre chemin. J’ai une chance immense de pouvoir jouer aujourd’hui à travers le monde, je n’aurais jamais imaginé ou rêvé cela.

 

Certainement, toute la famille a dû s’y adapter ?

Oui et j’ai beaucoup de chance puisque mes parents m’ont encouragé ; même s’ils n’avaient pas l’ambition de faire de moi un musicien, ils ont agi en ce sens quand ils ont vu que j’étais doué et m’ont emmené vers des aventures musicales formidables. Nous avons approché ensemble le monde musical et ses abords « de l’extérieur » ; nous découvrions tout. C’est à la fois un avantage et un inconvénient, mais c’était comme ça, et au moins je suis resté moi-même. Pour revenir à l’idée d’enfant prodige, souvent, on s’imagine un enfant sorti de la vie normale et très doué dans un et un seul domaine. Bien sûr, être très bon dans quelque chose signifie que l’on y consacre beaucoup de temps (quel que soit le domaine) ; le talent ne suffit pas, il faut beaucoup de pratique. Et pourtant, j’ai eu une enfance assez normale, et très privilégiée, très excitante ; j’ai travaillé dur, mais j’ai eu tellement de retours positifs que je n’y changerais rien.  

Regardez la façon dont la jeunesse de Mozart est présentée : c’est l’histoire typique d’un enfant prodige. C’est typique aussi de la façon dont le monde se trompe sur sa représentation d’un prodige. On a tendance à s’imaginer un génie mais aussi un fou, et c’est pour cela que sa musique serait fameuse ; mais je pense que c’est bien plus que ça. 

 

En ce qui vous concerne, vos talents sont multiples et pas uniquement liés à la musique…

Oui, j’ai aussi été avancé à l’école : j’ai sauté le « kindergarten » (5-6 ans), ainsi que la Junior High School (12-14 ans). J’apprends très vite, et bien sûr c’est une chance en musique aussi.

 

L’OPRL consacre un festival à cette thématique en y regroupant les interprètes et les compositeurs précoces. Avez-vous déjà eu envie de vous essayer à la composition ?

J’ai étudié la composition et j’ai donc aussi dû composer, surtout quand j’avais plus de temps. C’est très intéressant et cela peut ouvrir votre imagination. Mais maintenant, avec tous les concerts que je donne, je me consacre uniquement à jouer la musique existante, qui est déjà tellement incroyable ! Il y a tant à découvrir, je n’aurai pas assez de toute ma vie, et c’est là que se trouve mon intérêt aujourd’hui. Oui je suis capable de composer, tout le monde l’est, mais ce n’est pas une nécessité pour moi dans la vie et cela n’est pas forcément indispensable pour mieux jouer la musique. Regardez les acteurs de théâtre : la plupart d’entre eux sont brillants comme acteurs, mais ils n’écrivent pas.

 

En tant qu’ambassadeur de l’UNICEF depuis 2012, comment envisagez-vous votre action en faveur de l’enfance ?

Quand j’étais très jeune, je donnais beaucoup de concerts de charité au Canada. Quand l’UNICEF m’a contacté, j’avais seulement 13 ans et ils ont dû créer un titre spécial pour moi : « Youth Ambassador ». Puis quand j’ai été assez grand, je suis devenu un ambassadeur « normal ». C’est une chose formidable de pouvoir travailler avec l’UNICEF, d’être informé de ce qu’ils font, et d’aller se rendre compte sur place. Dans mon cas, j’ai pu jouer au Guatemala, et aux frontières de la Syrie. Cela donne une appréciation différente des choses ; la musique était mon unique moyen de communication avec ces enfants, je ne pouvais pas parler avec les réfugiés, mais ils chantaient et je jouais. Ils n’avaient jamais entendu de musique classique occidentale, et il y a eu des rires, des sourires, quelques larmes, et tellement d’émotion à travers cela. C’est un privilège pour nous d’être nés dans un pays comme le Canada. Pouvoir rendre quelque chose en retour, c’est juste une petite manière d’agir, je leur suis reconnaissant. Mon action consiste surtout à jouer et à rassembler des fonds pour l’UNICEF. Et puis de mon côté j’ai voulu aussi visiter des endroits, me faire une idée, et avoir une meilleure compréhension du pouvoir de la musique et des émotions qu’elle suscite. C’est vraiment quelque chose.

Propos recueillis par Séverine Meers