Guy Bovet : l'interview exclusive

Guy Bovet : l'interview exclusive

Le dimanche 5 novembre, à 16h, l'organiste Guy Bovet accompagne en direct le premier grand thriller d’Alfred Hitchcock à la Salle Philharmonique. Il répond aux questions de l'OPRL.

 

Guy Bovet, ce qui frappe le plus, à la lecture de votre biographie, c’est la force de travail qui vous anime depuis plus de 50 ans, dans des domaines aussi variés que les concerts d’orgue (50 à 60 par an), l’enseignement, la composition (273 opus), la maîtrise de dix langues (y compris le néerlandais, le russe et le japonais), la rédaction de plus de 2000 articles concernant l’orgue, mais aussi la supervision de travaux de restauration d’orgue, l’édition musicale et la direction artistique de plusieurs festivals. Comment arrivez-vous à gérer cette pléthore d’activités ?

Depuis ma jeunesse, j’ai toujours été intéressé par beaucoup de choses. À 20 ans, c’était un moyen de m’engager dans la vie active, une manière de me donner du travail. Je me suis impliqué dans de nombreuses sociétés de concert. Une chose en amenant une autre, j’ai continué sur ma lancée… Pour ce qui est de l’apprentissage des langues, j’ai eu la chance de grandir dans un environnement multilingue, ce qui a facilité mon ouverture à d’autres cultures. Disons qu’il y a cinq ou six langues que je parle très bien et que j’écris : le français, l’allemand, l’italien, l’anglais et l’espagnol. Le japonais est la seule langue pour laquelle j’ai vraiment suivi des cours (pendant 12 ans !). C’était une dame qui me l’enseignait et la langue est différente selon que l’on est un homme ou une femme ; donc je m’exprime bien mais je parle un peu comme une « nana »… Pour le russe et le finnois, que j’ai étudiés en même temps, j’ai travaillé par moi-même avec la même méthode (livre et cassettes). Il y a une dizaine d’années, j’ai même eu l’occasion de donner une conférence en latin, lorsque j’ai été fait Docteur honoris causa de l’Université de Varsovie. Aujourd’hui, je n’apprends plus de langue mais je compose davantage, j’invente des tas de choses, des spectacles… je dessine !

Vous avez étudié le piano avec Jeanne Bovet (1917-2010), amie notamment d’Alfred Cortot. Existe-t-il un lien de parenté entre vous ? Êtes-vous issu d’une famille de musiciens ?

Je suis issu d’une famille suisse assez typique, constituée de médecins, de professeurs, de pasteurs, d’intellectuels, dont de nombreux membres étaient musiciens amateurs mais assez peu musiciens professionnels. Jeanne Bovet est une enfant trouvée, recueillie par une de mes arrière-grand-tantes ; elle a marqué la famille. À sa retraite prématurée du Conservatoire de Berne, où elle enseignait le piano, elle a acheté un village abandonné, le Vieux Rompon, au bord du plateau ardéchois. Elle s’y est installée en fondant l’association « L’Offrande musicale » avec laquelle elle a organisé plus de 800 concerts, entre 1965 et 2005, dans la Chapelle du Vieux Rompon. Elle a aussi restauré plusieurs maisons du village qui sont devenues des lieux d’accueil pour le public et les musiciens. Quant à Marie Dufour, avec qui j’ai travaillé l’orgue étant jeune, elle était cousine de ma mère. Élève d’André Marchal à Paris, elle m’avait tellement bien préparé qu’il ne me fallut que deux ans pour obtenir un Premier Prix d’orgue au Conservatoire de Genève, dans la classe de Pierre Segond.

Quelle place tient l’improvisation dans votre carrière ?

L’improvisation a tenu une place importante au début de ma carrière, époque à laquelle je sacrifiais facilement à la tradition de cette « démonstration » de fin de récital. À l’heure actuelle, je ne la pratique plus beaucoup dans ces circonstances mais plutôt à l’église. Parallèlement, j’ai beaucoup improvisé sur des films muets, plus d’une centaine au total. J’ai renoué avec cette pratique pendant une année d’études aux États-Unis, lors de laquelle un organiste spécialisé dans ce domaine m’a donné quelques leçons (en échange de quoi, je lui donnais des cours d’orgue « traditionnel » !). En 1982, j’ai finalement réussi à faire acheter un orgue Wurlitzer de 1937 provenant d’un cinéma londonien, et à le faire installer au Collège Claparède de Genève, où il se trouve toujours aujourd’hui. Avec une association, nous avons organisé de nombreuses séances sur des films muets auxquelles j’ai collaboré activement. Sur le plan pédagogique, j’ai réintroduit l’improvisation dans le cursus d’orgue du Conservatoire de Bâle. Aujourd’hui, je peux dire que l’école suisse d’improvisation est plutôt musclée et qu’elle repose sur une bonne connaissance des styles anciens. 

Quels genres de films avez-vous accompagnés jusqu’ici ?

À peu près tous les types de films jusqu’à la naissance du cinéma parlant, à la fin des années 1920, que ce soient des films de Murnau, Chaplin, Buster Keaton… des films américains, français, espagnols, suisses… Au début de ma carrière, j’ai composé beaucoup de musiques de scène, surtout pour le théâtre, sous l’influence de mon ami François Rochaix. Avec lui, je me suis interrogé sur le rôle de la musique dans l’action théâtrale. Nous en sommes arrivés à la conclusion que la musique devait surtout traduire ou exprimer ce qui n’était pas dit à l’image ; cette réflexion a nourri mon approche d’improvisateur pour le cinéma.

Avez-vous souvent accompagné The Lodger ?

Oh, j’ai dû l’accompagner cinq ou six fois. La première fois, c’était au Musikverein de Vienne, sur le vieil orgue de la salle, qui ne marchait pas très bien d’ailleurs. Je pense que, dans ce film, il faut surtout créer des atmosphères pour renforcer l’intrigue, le sentiment d’inquiétude, le suspense… J’ai été très marqué par La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1928) qui, pendant près de deux heures, montre essentiellement des scènes d’intérieur, avec beaucoup de visages, de caractérisation psychologique ; c’est un exercice encore plus exigeant.

La pratique régulière d’un orgue de cinéma a-t-elle nourri votre imaginaire ? Cherchez-vous à recréer certains bruitages typiques des orgues de cinéma ?

Un orgue de cinéma offre en effet toute une panoplie de gadgets qui permettent d’imiter le grincement d’une porte, le klaxon d’une voiture, un bruit de vaisselle cassée… Cela m’arrive de m’en inspirer. Si vous voulez, il y a plusieurs approches possibles. Avant d’aborder un film muet, il est nécessaire de bien se préparer. La plupart du temps, j’étudie le film en le visionnant plusieurs fois. Je note la durée des séquences et j’élabore des thèmes qui leur conviennent. Pour The Lodger, je dispose toujours de la structure et des thèmes que j’avais notés pour Vienne mais je dois à chaque fois me replonger dans l’œuvre. Lorsque ce travail est fait, il reste à choisir le style dans lequel on veut improviser. On peut, par exemple, créer une musique dans le style des années 1920, si l’intrigue se passe à cette époque. Si l’intrigue est historique, on peut aussi concevoir une musique dans un style plus ancien, du XVIIe siècle, par exemple… Pour le film Berlin: Die Sinfonie der Großstadt de Walther Ruttmann (1927), je m’étais amusé à n’improviser que sur des chansons populaires allemandes. Tandis que pour Notre-Dame de Paris de Wallace Worsley (1923), j’avais décidé de reprendre les thèmes de la Suite gothique de Boëllmann (1895), ce qui provoquait une vision filtrée à travers le prisme du mouvement néo-gothique de la fin du XIXe siècle. De temps en temps, j’improvise dans mon propre style, qui sans être archi-contemporain (je suis un peu trop vieux pour cela !) me permet de renouer avec un langage de la première moitié du XXe siècle, celui d’un Jehan Alain, par exemple.

PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC MAIRLOT