Clément Lefebvre : « On ne sert pas une œuvre si on veut absolument se cantonner à ce que le compositeur a voulu dire, car à mon sens, on ne peut jamais le savoir réellement. »

Clément Lefebvre

Le dimanche 19 novembre, à 16 heures, le pianiste Clément Lefebvre est la Salle Philharmonique dans Debussy, Janáček, Chopin et Scriabine. Il nous parle de son parcours et de son programme.

 

Pouvez-vous nous retracer votre parcours pianistique et les influences de vos différents professeurs ?

Mes premières années d’études m’ont permis de travailler avec Tatiana Guerchovitch, Jean-Michel Dayez et Marc Lys, ainsi qu’auprès de Billy Eidi. Plus tard, avec Hortense Cartier-Bresson, j’ai pu bénéficier de sa science des plans sonores et du toucher, ainsi que de sa formidable conscience rythmique. Ensuite, j’ai eu la chance de rentrer au CNSMD de Paris (Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse) dans la classe de Roger Muraro et Isabelle Dubuis. Roger Muraro avait été l’élève d’Yvonne Loriod et le protégé d’Olivier Messiaen. Il possède un jeu d’une exceptionnelle ampleur, mais aussi une tenue de phrase, un chic, une noblesse de jeu, extrêmement inspirants. Sa pédagogie était basée sur l’exemple ; tous ses élèves étaient subjugués par cette ampleur, son imagination, son exigence dans la conduite de la phrase et la recherche sonore, et ce, toujours au service du sens du discours musical.

Votre premier enregistrement était consacré à Rameau et Couperin (2018, Diapason d’or Découverte), le second à Ravel (Choc de Classica). Qu’est-ce qui a orienté vos choix ?

J’ai été invité à jouer Rameau et Couperin dans le cadre d’un concert thématique ; au même moment, nous étions en discussion avec le label Evidence pour un projet d’enregistrement. C’est donc presque le fruit du hasard ! J’ai voué un amour instantané à cette musique. Pour ce qui est de Ravel, j’en avais évidemment déjà beaucoup joué, notamment avec Roger Muraro ; toute l’exigence et les qualités de Muraro transparaissent dans son interprétation de cette musique, dont il a enregistré l’intégrale.

Vous êtes salué par la presse pour votre sens de la poésie, de la couleur, et la clarté de votre discours. Des notions qui guident votre approche de la musique ?

Disons plutôt que le répertoire que j’ai enregistré imposait une attention particulière à ces éléments, et que les professeurs que j’ai eus m’ont nourri en ce sens : j’ai eu la chance de pouvoir exprimer au disque et développer dans cette musique ce « sens poétique » indispensable pour lui donner vie. Rameau et Couperin exigent poésie et clarté, mais de la fantaisie aussi. Il faut s’approprier leur discours, trouver un équilibre entre la pudeur, qui est réelle dans cette musique, et une sensualité omniprésente mais qui ne déborde jamais.

Quels sont vos projets d’enregistrements ?

Il y aura deux disques pour le label La Dolce Volta ; je suis très heureux de cette nouvelle collaboration. D’une part, de la musique de chambre franco-polonaise, avec la violoniste Eva Zavaro, sur le thème de la nuit, avec notamment la Deuxième Sonate de Fauré et la Sonate op. 9 de Szymanowski. Je prépare également un album Scriabine en me concentrant plus particulièrement sur sa première période, avec les Impromptus, la Fantaisie, la Troisième Sonate, les Deux Poèmes op. 32 et la Valse op. 38.
 

Je me suis mis à apprécier encore davantage Chopin par le prisme de mon travail sur Scriabine.

 

Qu’est-ce qui vous a mené vers Scriabine ?

Je suis littéralement tombé dedans ! On entend souvent ses Sonates n° 4 et n° 5, les plus jouées, mais il y a deux ou trois ans, j’ai lu et écouté la Troisième Sonate et la Fantaisie, et cela m’a décidé à me plonger dans sa musique, et en particulier dans sa première période compositionnelle. On s’intéresse souvent à sa période plus mystique, survenue plus tard – en tout cas celle où le mysticisme est plus accentué dans sa musique. Dans sa première période fascinante, on trouve déjà ce mysticisme naissant (notamment dans la Troisième Sonate et la Fantaisie), mais intégré dans un langage encore très romantique. Les Impromptus sont presque éhontément chopiniens ! Bien sûr, Scriabine possède un langage très singulier, et sans héritier réel d’ailleurs – on le reconnait dès les premières notes. Et pourtant, dans ses premiers opus, on peut voir toute la fascination que Chopin pouvait exercer sur lui.

Peut-on parler d’une filiation entre les deux compositeurs ?

Clairement, oui ! Et à titre personnel, c’est assez amusant de constater que je me suis mis à apprécier encore davantage Chopin par le prisme de mon travail sur Scriabine. Les Impromptus op. 12 et 14 de Scriabine sont rarement donnés en concert, et je les mettrai en regard avec ceux de Chopin. On pourrait les prendre pour du Chopin, mais de temps en temps, on sent un petit glissement harmonique, une note accidentelle, quelque chose d’un peu vénéneux… cela ne fait aucun doute : on est chez Scriabine. Mais le lien est fort. C’est le cas aussi avec la Barcarolle de Chopin, qui fait entendre, dans la grande coda finale avec cette note tenue à la basse, des audaces harmoniques inédites pour l’époque. Pourtant, elles ne nous semblent pas si étonnantes, parce que nous regardons cette musique par le prisme de Scriabine.

En ouverture de votre récital, vous proposez un autre couplage : Debussy et Janáček.

Dans les brumes de Janáček est l’une de ses œuvres les plus importantes. Il approche alors la soixantaine, et n’a jamais vraiment reçu la reconnaissance espérée pour ses compositions, même si son opéra Jenůfa a connu un beau succès. Lorsqu’il découvre la musique de Debussy et les bouleversements qu’elle apporte en France, il est fasciné. Il s’est alors détaché de la musique de Dvořák et s’est certainement senti encouragé à affirmer un langage qui lui était propre. Dans les brumes nous offre cet impressionnisme debussyste, même si la patte de Janáček reste bien présente avec sa texture musicale, sa mélancolie, une certaine candeur aussi. Certains s’accordent à dire qu’il y aurait une dimension autobiographique dans cette œuvre, une mélancolie personnelle très intériorisée. Mais il ne s’agit pas d’une œuvre narrative, ni d’une image littéraire, naturaliste ou picturale.

Au-delà des deux couplages dont nous avons parlé (Chopin et Scriabine, Debussy et Janáček), j’ai conçu le programme du récital pour qu’il y ait un lien entre chaque pièce, et j’espère que le public le saisira, même inconsciemment. La première pièce de Dans les brumes est très proche de l’atmosphère des Nocturnes de Chopin, avec cette mélodie perchée, un côté statique et à la fois complètement en mouvement. Le sens de la couleur est déjà très présent chez Chopin ; Debussy revendiquait aussi cet héritage. La Barcarolle de Chopin qui suivra Dans les brumes lui fait très bien écho également : il y a un rapport de tonalité et un aspect dramatique dans cette transition qui permet d’ouvrir tout le spectre sonore. Comme si la mélancolie contenue dans Dans les brumes allait s’ouvrir de manière assez naturelle, sans réelle césure.

L’interprète doit-il alors se mettre au service de la dimension autobiographique de l’œuvre ?

Pourquoi pas, mais comme dans toute œuvre, on ne lui rend service que si on sent comment elle résonne en nous et qu’on lui apporte quelque chose qui nous est propre. On doit avoir conscience de ce que représente cette mélancolie chez Janáček, puis se l’approprier, savoir ce qu’elle nous apporte et ce qu’on peut lui apporter. L’art de l’interprétation est toujours une question d’équilibre. On ne sert pas une œuvre si on veut absolument se cantonner à ce que le compositeur a voulu dire, car à mon sens, on ne peut jamais le savoir réellement.

 

Propos recueillis par Séverine Meers

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Clément Lefebvre sera en concert le dimanche 19 novembre 2023 à 16h à la Salle Philharmonique de Liège.

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