Carmina Burana : L'interview de Christian Arming

Christian Arming dirige Carmina Burana

Le chef-d’œuvre de Carl Orff est au programme des derniers concerts en abonnement de notre actuel Directeur musical, le vendredi 17 mai, à 20h et le dimanche 19 mai à 16h. Découvrez son point de vue très nuancé sur cette musique.

Comment Carl Orff a-t-il conçu ses Carmina Burana ?

Orff s’est inspiré de chants compilés dans un manuscrit médiéval du XIIe siècle pour imaginer une musique en trois parties, précédées d’une introduction. Il mélange de manière originale le latin, l’ancien français et le moyen haut-allemand (le Mittelhochdeutsch), prouesse liée au fait que ce compositeur est aussi un lettré passionné de langues, qui maîtrise parfaitement le latin et, chose plus rare, l’allemand médiéval.

Que signifie le sous-titre de « cantate scénique » que l’on lit parfois dans la partition de Carl Orff ?

Les Carmina sont structurés comme une cantate, avec une série de numéros indépendants, vocaux ou instrumentaux, que l’on peut mettre en scène. À l’époque d’Orff, cette mise en scène devait répondre à l’idée de Welttheater (de « grand théâtre du Monde »), un concept hérité de l’époque baroque qui considère que les personnages d’une œuvre sont des pantins manipulés par un grand horloger ou, dans le cas présent, la déesse Fortuna (la Fortune). La première page de la partition mentionne aussi que les Carmina sont des « chants profanes pour chanteurs solistes et chœurs interprétés avec des instruments et des… images de magie ». Cela laisse entendre que, dès 1937 (date de la création de l’œuvre à Francfort), l’œuvre était enrichie de projections d’images féériques. On en ignore le contenu, tout cela reste mystérieux et très ouvert, mais cela nous conforte dans l’idée que l’on peut proposer sur la musique du contenu visuel, que ce soient des ballets, des images vidéo ou d’autres choses. Mais la musique se suffit à elle-même et peut se passer de ces éléments visuels...

Comment interviennent les trois solistes ?

Orff ne les fait jamais chanter en duo ou en trio, tout au plus les fait-il interagir avec les différents chœurs. Sans doute estime-t-il que leurs personnages très marqués et les situations très spécifiques où ils interviennent sont dramatiquement incompatibles. Nous aurons la chance d’avoir à Liège trois magnifiques voix très contrastées pour rendre la diversité de ces caractères. En ce qui concerne le rôle du cygne rôti sur une broche, il peut être confié soit à une voix de ténor soit à une voix de contreténor. Cette partie vocale monte très fort dans l’aigu. Personnellement j’ai opté pour la voix de ténor. Un contreténor réaliserait sans problème et avec fluidité ces passages aigus alors qu’un ténor doit forcer sa voix, un effet qui me semble préférable pour exprimer la sensation de douleur évoquée par la mise à mort du cygne.

Au premier abord, les Carmina apparaissent comme une œuvre décousue qui enchaîne des « numéros » sans liens apparents. Pourtant une incroyable unité se dégage de l’ensemble. Comment expliquer cette réussite ?

Il y a plusieurs raisons. D’abord, Orff est un fou de musique ancienne. Il connaît bien la musique de la Renaissance tardive et celle de Monteverdi en particulier. Il a transcrit régulièrement ce répertoire dont il maîtrise le langage. Cette passion transparaît dans les Carmina, qui sont traversés d’un bout à l’autre par des harmonies modales typiques de la musique ancienne. Chaque chant présente aussi une structure harmonique simple ; les mélodies sont elles-mêmes peu complexes, sans grands sauts d’intervalle pour la voix (on reste dans des intervalles de secondes et de tierces), comme c’est le cas dans beaucoup de musiques anciennes. Pour moi, la principale caractéristique qui crée l’unité de l’œuvre reste cependant le rythme, un paramètre qui a rendu Orff mondialement célèbre via ses méthodes pédagogiques d’apprentissage de la musique. Orff aime répéter une même cellule rythmique, ce qui donne à sa musique cet aspect motorique si caractéristique. Ce traitement peut mener à une certaine forme de transe : lorsque je dirige les Carmina, j’ai parfois l’impression de me prendre au jeu et d’oublier totalement tout ce qui m’entoure.

Les Carmina Burana sont des poèmes médiévaux qui étaient parfois accompagnés de musiques. Orff connaissait-il ces musiques originelles ?

Tout ce que l’on sait des connaissances de Carl Orff sur les Carmina médiévaux résulte d’une correspondance très développée entre lui et le musicologue Michael Hofmann. Une quantité impressionnante de lettres évoque le contenu des poèmes, la manière de prononcer le latin au XIIe siècle dans les contrées germaniques, l’expression à adopter pour imiter la déclamation des goliards, ces clercs itinérants auteurs de nombreuses chansons à boire et des Carmina. En revanche, aucune lettre ne fait référence aux musiques originelles. Pour ma part, je ne suis pas persuadé qu’Orff les connaissait, sans quoi, il se serait permis l’une ou l’autre citation ou aurait écrit ses Carmina à la manière des anciens... Son écriture se réfère davantage à Monteverdi qu’aux compositeurs du Moyen Âge.

Peut-on parler de Carmina Burana comme d’une musique d’avant-garde ?

Tout dépend ce que l’on entend par « avant-garde ». Il y a des personnalités comme Monteverdi, Mozart, Beethoven, Wagner, Debussy, Bartók, Stockhausen qui ont changé le cours de l’histoire de la musique. En ce sens, on ne peut pas dire que Carl Orff fasse partie de cette liste. Et pourtant, il y a quelque chose de très spécial dans ses Carmina : le recours aux styles du passé remis au goût du jour dans de nouvelles structures musicales constitue en soi une forme évidente de modernité : celle de tout le courant néoclassique auquel Orff se réfère tout comme Honegger, Stravinsky, ou Hindemith. En cela, Orff compose une musique dans l’air du temps, même si son langage paraît moins avant-gardiste que celui utilisé vingt ans plus tôt par Richard Strauss dans son opéra Elektra. L’immense succès populaire que connaissent encore aujourd’hui les Carmina Burana confirme que cette musique est un chef-d’œuvre incontournable, mais dans un style différent !

Considérez-vous que Carmina Burana est un exemple emblématique de l’esthétique nazie, ce qui expliquerait le succès du compositeur sous le Troisième Reich ?

La question est complexe. C’est une musique qui a eu beaucoup de succès lors du Troisième Reich, et qui était appréciée par Hitler lui-même. Il faut tout de même rappeler qu’à sa création, en 1937, les critiques n’ont pas aimé l’œuvre. Beaucoup ont même été déroutés par son contenu, considérant ce nouveau style musical de manière négative. Il est donc difficile d’affirmer que le langage des Carmina correspond au départ à l’ADN musical du Troisième Reich et à ses critères esthétiques premiers.

À la décharge de Carl Orff, on peut rappeler que les Carmina Burana prônent l’irrévérence, l’individualisme et une forme de renversement de l’ordre social, des valeurs en opposition avec l’idéologie culturelle des nazis. Comment une œuvre aussi subversive n’a-t-elle pas été qualifiée de musique dégénérée (Entartete Musik) ?

Une telle contradiction me paraît très étonnante en effet, sans compter que le texte des Carmina multiplie les références sexuelles osées. Tout cela rapproche les Carmina de ce que les nazis qualifient d’« Entartete Musik ». L’usage du vieil allemand ou du latin contribue sans doute à amoindrir la gravité des scènes « crues ». Il y a aussi une forme de distanciation historique qui joue en faveur de Carl Orff : toutes ces scènes se déroulent dans des temps reculés, cela les rend sans doute plus acceptables aux yeux des nazis.

Orff est considéré par les uns comme un compositeur de génie ; d’autres voient en lui un bigot, un antisémite fasciste dont la popularité est une honte pour l'Allemagne et les survivants de l'Holocauste. Quel est votre point de vue ?

Nous savons que Carl Orff a clairement été en contact avec le régime nazi. Il a tenté de se dédouaner en faisant croire après la guerre qu’il avait appartenu à un réseau de résistance (La Rose blanche), ce qui n’a jamais été prouvé, et qu’il avait voulu protéger un ami juif, Kurt Huber (un résistant). Tout cela semble une reconstitution a posteriori. Ce qui est clair, c’est qu’Orff n’avait pas beaucoup d’argent pendant la guerre. Il s’est rendu compte de l’opportunité de survivre via les commandes du régime nazi. En connaissant cela, avons-nous le droit de juger Orff aussi sévèrement ? La question qui me semble fondamentale est de savoir si, en refusant de diriger Carmina Burana, nous punissons Orff pour ses actes ou si nous ne privons pas plutôt l’humanité d’un réel chef-d’œuvre ? La question reste ouverte...

Pourquoi terminer vos huit années à la tête de l’OPRL par cette musique ?

J’ai toujours été fasciné par cette musique que je connais depuis mon adolescence, époque où je la chantais dans un chœur à Vienne (j’avais une voix de baryton). C’est aussi une œuvre qui fascine le public et qui n’a plus été donnée depuis longtemps avec l’OPRL (la dernière fois, c’était avec Patrick Davin, au moment des 50 ans de l’Orchestre). La partition m’a également semblé idéale car elle utilise un instrumentarium considérable qui me donne l’occasion de jouer avec tout l’Orchestre pour mon dernier grand concert. Et je m’en réjouis !

Propos recueillis par Stéphane Dado