L’art de Duke Ellington : entre jazz et musique classique

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Au programme des concerts de Noël de l'OPRL les 15 et 17 décembre, la musique du « Duke » doit beaucoup à son amour des grands compositeurs du passé.

 

Pour fêter Noël, l’OPRL met sous le feu des projecteurs quelques œuvres orchestrales majeures de Duke Ellington (1899-1974), l’un des grands noms de l’histoire de la musique, né à Washington et auteur de plus de 2.000 œuvres enregistrées. Certaines font toujours partie aujourd’hui des grands standards du jazz. Chef d’orchestre, pianiste, compositeur, il a repoussé les limites du genre, composant du jazz symphonique (sur le modèle de George Gershwin), de la musique de ballet, des musiques de films (Black and Tan Fantasy), de la musique religieuse et même un opéra (inachevé), Boola, créé en avril 2023 par le Duke Orchestra de Laurent Mignard au Bal Blomet (célèbre cabaret et club de jazz du Paris des Années folles). 

Sa curiosité insatiable le pousse à s’intéresser aussi au répertoire de la musique classique, dont il a une connaissance profonde. La technique du contrepoint (l’art de superposer en même temps des lignes mélodiques différentes) le marque, tout comme la technique de développement des thèmes des grands compositeurs classiques, autrement dit l’art de prolonger un morceau dans la durée. Dès la fin des années 1920, Ellington innove dans le monde du jazz en composant des morceaux longs. Il rompt ainsi avec la norme des œuvres limitées jusqu’alors aux trois minutes d’une face de 78 tours. Ellington s’inspire aussi des structures du classique, à l’instar de sa Symphony in Black écrite en quatre mouvements contrastés tels ceux d’une symphonie traditionnelle.
 

Duke Ellington

 

S’il est conscient de prolonger la démarche d’un George Gershwin dans le rapprochement entre le jazz et l’univers classique, Ellington veut aller plus loin et mettre en valeur ses racines africaines. Dès les années 1930, il sensibilise l’intelligentsia musicale au ressenti artistique et au vécu des Afro-Américains. La démarche n’est possible que parce que le compositeur est devenu une véritable star dans un monde artistique pourtant dominé par des blancs. Sa renommée s’est construite progressivement. Elle prend son envol en plein cœur de Harlem, dans un club de jazz mythique, le Cotton Club (immortalisé par le film éponyme de Coppola, en 1984). Réservé exclusivement au public blanc, le lieu est le reflet de la ségrégation raciale dont souffrent les États-Unis sous l’emprise des lois discriminatoires dites « Jim Crow », promulguées par les États du Sud et en vigueur de 1877 à 1964 (année où est voté le Civil Rights Act). Ellington et son orchestre sont en résidence au Cotton Club de 1927 à 1931 ; leurs concerts y attirent tant les foules qu’ils finissent par être diffusés à la radio dans tous les États-Unis.

Cette reconnaissance nationale d’un artiste noir dans les milieux blancs vaut le privilège au Duke de se voir ouvrir, en 1943, les portes du célèbre Carnegie Hall, temple de la musique à New York (le seul artiste de jazz à s’y être produit avant lui fut Benny Goodman, en 1938). Ce premier concert (il y en aura toute une série d’année en année) est l’occasion pour Ellington de faire de sa musique l’étendard de sa fierté noire, l’apologie de la « black beauty », le symbole de l’émancipation de la culture africaine. Sa grande fresque dédiée au peuple noir, Black, Brown, & Beige (dont la Suite est au programme de l’OPRL) concentre toutes ces revendications. Elle commence par décrire la déportation des esclaves d'Afrique et se termine sur la libération progressive des Afro-Américains aux États-Unis. D’une durée (révolutionnaire) de 45 minutes, la pièce fait partie d’un gigantesque concert 100% Ellington, organisé au profit des victimes de la guerre en Russie. Dans le public, on retrouve des ouvriers noirs comme des personnalités américaines telles que Glenn Miller, Eleanor Roosevelt, Frank Sinatra ou le chef d’orchestre Leopold Stokowski.
 

Duke Ellington Carnegie Hall


Même si certains critiques sont déroutés, le succès est au rendez-vous ! La reconnaissance du milieu musical est telle que le célèbre chef d’orchestre Arturo Toscanini, alors patron de l’Orchestre Symphonique de la National Broadcasting Compagny (NBC), lui commande, en 1950, une pièce de 15 minutes, Harlem, créée l’année suivante sous la direction du Duke lui-même... Là encore, Ellington prouve son habileté à mélanger les codes du classique et ceux du jazz. L’œuvre emprunte sa construction au genre du concerto grosso, un concerto de l’époque baroque où un petit groupe de musiciens virtuoses (le concertino) s’oppose au reste de l’orchestre (le ripieno ou tutti). L’ensemble de Duke Ellington constitue le concertino tandis que l’Orchestre de la NBC joue le rôle du ripieno. Par ailleurs, l’œuvre est une « musique à programme », elle se base sur un contenu narratif, une promenade dans Harlem, un peu sur le modèle d’Un Américain à Paris de Gershwin : 

 

Nous sommes un dimanche matin, écrit le compositeur. Nous nous promenons de 110e Rue jusqu’à la Septième Avenue, en direction du Nord, à travers les quartiers espagnol et indien de l'Ouest, en direction du secteur des affaires de la 125e Rue... Vous pouvez entendre un défilé ou un enterrement, vous pouvez aussi reconnaître la marche de ceux qui défilent pour revendiquer leurs droits civils.


C’est à Los Angeles, en 1960, dans les studios de Radio Recorders, que Duke Ellington enregistre pour la Columbia sa propre version de la Suite de Casse-Noisette de Tchaïkovski, réorchestrée par son génial arrangeur Billy Strayhorn. Il s’agit pour lui de rendre hommage au génie du compositeur russe qui se voit ici transfiguré dans ses rythmes et ses couleurs. Ellington renouvellera l’expérience la même année avec le Peer Gynt de Grieg, montrant que sa musique est inextricablement liée au monde classique. Cette fusion transfigure la musique de Tchaïkovski comme de Grieg par ses sonorités rutilantes et ses rythmes qui invitent à la fête.


Stéphane Dado

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Réserver à Liège (15/12)

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