Jean Sibelius, héraut du nationalisme finlandais

Tuonela

À l’affiche de l’OPRL les 1er, 2 et 4 juin, les Quatre légendes de Sibelius forment une œuvre jubilatoire conçue à partir des plus belles légendes nordiques.


Considéré comme « le » compositeur finlandais par excellence, Jean Sibelius doit sa renommée à son Concerto pour violon, à sa célèbre Valse triste, à son poème Finlandia, et à ses Symphonies amples et romantiques (dans le cas des trois premières), denses, minérales et presque abstraites (dans le cas des quatre dernières). Très suggestive, la musique de Sibelius fait entrevoir la beauté des étendues enneigées, tout comme elle évoque les luttes mises en œuvre par la Finlande pour définir sa propre identité culturelle (ce qu’illustre sa Deuxième Symphonie, au programme de l’OPRL le samedi 23 mars 2024). La seconde moitié du XIXe siècle est pour ce pays celui de l’émancipation nationale. Après avoir été tiraillée tour à tour par la Suède et la Russie, reprenant à l’un ou à l’autre sa langue, sa religion, sa culture, ses arts, elle devint même en 1809 un Grand-Duché autonome sous autorité russe. 

Le Kalevala, épopée nationale

En 1835 (1re version), puis en 1849 (2e version), le folkloriste Elias Lönnrot fait paraître le Kalevala – un ensemble de chants, de légendes et de poésies populaires en finnois, langue considérée alors comme celle du peuple. Il dote ainsi son pays d’un texte fondateur digne de poèmes comme L’Iliade ou L’Odyssée d’Homère. Ce Kalevala (littéralement « Pays de Kaleva ») reprend un ensemble de mythes et légendes au caractère héroïque où l’on côtoie des bardes, des déesses, des guerriers (dont Lemminkäinen, le protagoniste des Quatre légendes de Sibelius). Le romancier britannique J.R.R. Tolkien s’inspirera directement du Kalevala dans son cycle du Seigneur des anneaux (1954-1955). La version finale de l’épopée finlandaise comprend près de 23.000 vers ; elle sera le point de départ d’un vaste courant nationaliste qui marquera trois personnalités majeures : l’écrivain et poète Johan Ludwig Runeberg (artiste politiquement engagé dans la cause indépendantiste auquel on doit les paroles de l’hymne national), le peintre Akseli Gallen-Kallela (merveilleux plasticien partagé entre les rêveries exaltées du mouvement symboliste et un réalisme inspiré des affres des milieux ruraux) et bien sûr Sibelius. Ce courant aboutira au début du XXe au fameux cri de ralliement : « Nous ne sommes pas des Suédois, nous ne voulons pas devenir russes, soyons donc Finnois ! » et mènera à l’indépendance du pays en 1917. 

Les aventures de Lemminkäinen

Né dans une famille de langue suédoise, Jean Sibelius a commencé ses études à l’Institut de musique d’Helsinki (qui porte aujourd’hui son nom). Après deux années à Berlin et à Vienne où il s’imprègne du langage postromantique de Busoni, Richard Strauss et Bruckner, il revient en Finlande en 1892. La découverte du Kalevala est à l’origine de son vaste poème symphonique Kullervo (le héros tragique sans foi ni loi), créé en 1892 à Helsinki, qui apporte à un Sibelius de 26 ans la consécration nationale. L’œuvre marque le point de départ de la musique nationale finlandaise. Ce succès fait prendre conscience au compositeur qu’il doit se détourner de l’esthétique musicale russe et allemande, pour poser les jalons d’un art authentiquement finlandais. À partir de là, ses créations s’enchaînent à un rythme régulier et puisent leur narration dans les contes mythiques du Kalevala à la source d’un univers sonore spécifique, à la fois héroïque et mystérieux, et de structures formelles libres basées seulement sur des facteurs narratifs.  

Les personnages de l’épopée lui donnent envie d’écrire dans les années 1890 un opéra tiré de différents chants du Kalevala. Sibelius est cependant vite découragé en entendant à Bayreuth la Tétralogie de Richard Wagner, qui n’est autre que la mise en forme des récits mythologiques germaniques du Chant des Nibelungen. Il se sent incapable de produire quelque chose de comparable et renonce à son opéra.  

De l’opéra à la suite orchestrale

Sibelius réunit néanmoins les meilleurs passages de son opéra inachevé dans une suite orchestrale en quatre mouvements, créée en 1896. Elle relate les aventures de Lemminkäinen, guerrier doté de pouvoirs surnaturels. Sibelius choisit de ne relater qu’une part infiniment réduite de la vie du personnage, de surcroît sans en respecter la chronologie. Dans le premier mouvement, Lemminkäinen se cache dans une île pour échapper à ses ennemis et séduit l’ensemble des femmes du lieu. Le célèbre « Cygne de Tuonela » du deuxième mouvement est une plongée dans le royaume des morts à la rencontre d’un cygne noir (incarné par le cor anglais), maître des Ténèbres. Le troisième mouvement décrit la mort du héros, ressuscité heureusement par sa mère tandis que le finale relate son retour dans sa patrie.

Avec Shéhérazade de Rimski-Korsakov, Le Chasseur maudit de Franck ou L’Apprenti sorcier de Dukas, les Quatre légendes sont un des sommets de la musique descriptive (ou « à programme »), l’invention y est permanente, l’écoute sans cesse jubilatoire, on sort ébloui par tant de beautés singulières et uniques. Pour mettre en forme les aventures du héros, Sibelius imagine une musique épique, puissante, regorgeant de trouvailles, sans jamais tomber dans l’anecdotique ou le folklorisme. Le compositeur fait de chaque famille d’instruments des entités organiques vivantes qui plutôt que de constituer un bloc sonore unitaire, occupent individuellement l’espace à travers des mélodies plus singulières les unes que les autres. Le résultat est éblouissant et sans temps morts.

En 1899, Sibelius continue sur cette lancée nationaliste avec ses Scènes historiques I, une création qui marque son soutien à la presse finlandaise alors censurée par le régime tsariste. La même année, Finlandia, poème symphonique majestueux et puissant, cristallise toute la résistance de ses compatriotes au pouvoir russe. Grâce à la reconnaissance européenne de sa musique, en particulier à Paris lors de l’Exposition universelle de 1900, Sibelius fera découvrir au monde l’existence de la culture finlandaise.
 

 

Acheter à Liège 01/06


Acheter à Saint-Vith 02/06


Acheter à Liège 04/06 (Les dimanches en famille)