L’interview de Leonardo García Alarcón : « L’ORFEO, UNE CRÉATION ENTOURÉE DE SOLITUDE »

Nouvelle star de la musique baroque, le chef d’orchestre argentin Leonardo García Alarcón donne sa vision de L’Orfeo de Monteverdi, qu’il dirige le 17 septembre à 20h, au Théâtre Royal, en ouverture de la série de « Musiques anciennes » de l’OPRL.

Pourquoi le mythe d’Orphée fascine-t-il autant les premiers créateurs d’opéras (Peri, Caccini et Monteverdi) ?

L’histoire d’Orphée est l’un des récits les plus purs qui nous soient parvenus de la mythologie antique. Elle met en relation directe la vie, la mort et la musique. Pour les Anciens, la musique est le seul langage qui permet de parler de la mort et de son action sur nos vies. Ce sujet est toujours d’actualité puisque la musique continue à être partagée par toutes les cultures de la planète. Elle est un soutien de l’âme et l’outil le plus parfait pour développer la mémoire émotionnelle. D’un point de vue poétique, la musique permet de parler avec nos morts et d’avoir la sensation de dialoguer avec eux. Toutes ces sensations ont sans doute contribué au mythe d’Orphée. Il est devenu le mythe par excellence de la naissance de l’opéra. L’histoire d’Orphée permet aussi d’associer le monde des bergers d’Arcadie à celui des enfers, de parler de l’amour le plus grand et du désespoir provoqué par la mort (celle d’Eurydice). Pour représenter en musique le monde des bergers, des dieux, des monstres et des figures allégoriques, Monteverdi utilise toutes les techniques de composition connues.

L’Orfeo est écrit pour un cénacle d’aristocrates. Quels codes issus du monde de « l’opéra de cour » sont utilisés par Monteverdi ?

La richesse des moyens utilisés dans les cours italiennes a donné naissance à une série d’opéras que je qualifierais d’« utopiques ». Il s’agit d’un répertoire dans lequel les compositeurs ont bénéficié de tous les moyens scéniques, littéraires, vocaux et instrumentaux possibles pour que la philosophie platonicienne, très en vogue chez les princes de l’époque, puisse se matérialiser en musique. L’Orfeo est une œuvre emblématique dans ce sens. Monteverdi prend un soin unique à donner vie à cette poésie et utilise tous les moyens musicaux disponibles : un contrepoint dans l’ancien style pour les chœurs des enfers, la monodie accompagnée (totalement nouvelle au début du XVIIe siècle), le madrigal, les balletti (danses), la naissance du lamento, les ornementations vocales, la technique de l’écho... Il faut attendre Jean-Philippe Rameau pour retrouver une œuvre d’une diversité de couleurs orchestrales et d’une richesse imaginative comme L’Orfeo.

En quoi L’Orfeo diffère-t-il des opéras vénitiens ?

À Venise, les opéras sont donnés pendant le Carnaval et prennent la forme d’un théâtre de divertissement. Ils ne cherchent pas nécessairement à atteindre le même degré de « beauté » esthétique que les opéras de cour car l’opéra vénitien s’adresse avant tout à un public qui paye sa place. L’opéra à Venise est une opération commerciale qui doit être rentable et doit pouvoir parler à toutes les strates de la société. La manière de composer est donc tout autre. On écrit pour des effectifs très réduits, à peine quatre instrumentistes, les grands chœurs sont absents, il n’y a pas d’instruments à vent (sauf à de rares exceptions) ni d’orgue. Seul L'Ercole amante de Francesco Cavalli diffère car il est composé pour la cour de Louis XIV avec l’adjonction de grands ballets signés par Lully. C’est la seule œuvre vénitienne que l’on pourrait comparer à la grandeur de L’Orfeo.

Musicalement, considérez-vous L’Orfeo comme un objet musical novateur ?

Oui, mais pas seulement novateur. C’est aussi une musique sans héritiers : il n’existe pas d’œuvre comparable dans l’histoire de la musique. C’est à la fois l’œuvre fondatrice de l’histoire de l’opéra et une création entourée de solitude.

La première édition de L’Orfeo, supervisée par le compositeur, contient une description précise de l’instrumentarium. Prenez-vous quelques libertés par rapport au choix instrumental imposé par Monteverdi ?

Je ne prends aucune liberté, l’instrumentarium de la Cappella Mediterranea est celui que Monteverdi a indiqué dans ses éditions de L’Orfeo. La seule liberté est peut-être liée à l’ajout d’une dulciane [l’ancêtre du basson moderne] pour avoir une basse dans la famille des vents.

Propos recueillis par Stéphane Dado