Eímear Noone : « Mozart aurait pu composer des musiques de jeux vidéo ! »

Eimar Noone

Cheffe d'orchestre, spécialiste et compositrice de musiques de jeu vidéo, la musicienne irlandaise explique dans le détail sa passion pour ses divers métiers. Elle sera en concert le 30 mars à Bozar, le 31 mars (COMPLET) et le 1er avril (COMPLET) à Liège.

 

Quel est votre parcours et comment vous a-t-il menée vers le répertoire des musiques de jeux vidéo ?

J’ai reçu une formation musicale classique traditionnelle dès l’âge de 5 ans, et je m’intéressais aussi à la musique traditionnelle de mon pays (j’ai grandi dans l’ouest de l’Irlande). J’ai étudié au Trinity College de Dublin et commencé à composer très jeune. J’ai participé à des masterclasses avec de grands compositeurs européens (Kalevi Aho et Karl Aage Rasmussen, notamment). Vers 15 ans, j’écrivais de la musique atonale et de la musique contemporaine d’inspiration tout à fait classique, avant de m’orienter vers la composition de musiques de film. L’UCLA (Université de Californie, Los Angeles) proposait, à Dublin, une formation dans ce domaine.

Cette passion trouve son origine dans la « musique à programme » des compositeurs classiques : ce sont Stravinsky, Mahler, Beethoven qui m’ont fait aimer la musique à programme [NdlR : une musique qui se veut narrative ou descriptive, comme par exemple le poème symphonique L’Apprenti sorcier]… et de là, la musique de film. La progression logique, mais survenue tout à fait par hasard, a été de recevoir ma première opportunité de travailler sur un jeu vidéo : j’avais alors environ 19 ans.

À cette époque, j’étais en première année au Music College du Trinity College de Dublin et nous y chantions des chœurs de Palestrina, Monteverdi, Ravel, Fauré… Un soir, un étudiant de quatrième année est arrivé après la répétition et nous a demandé : « Qu’est-ce que vous faites demain ? Nous avons besoin d’étudiants pour travailler sur des parties chorales pour un projet de jeu vidéo ». Cet étudiant était David Downes, futur fondateur et compositeur de Celtic Woman, célèbre groupe irlandais. Nous nous sommes donc lancés dans cette partition, et bien plus tard, nous avons découvert qu’elle était destinée au premier volet de Metal Gear Solid, qui allait devenir un des plus célèbres jeux vidéo…

En parallèle, vous décidez de devenir cheffe d’orchestre.

Après avoir terminé le Music College, j’ai étudié très sérieusement la direction d'orchestre avec le chef Gerhard Markson, qui était un protégé d’Igor Markevitch, lui-même élève de l’extraordinaire Nadia Boulanger, probablement la plus célèbre professeure de composition de tous les temps. Voici pour ma French connection (rire) ! Ensuite, j’ai fondé un orchestre, et pendant cinq ans, nous y avons joué des musiques de film et des musiques classiques utilisées dans les films. Danny Elfman côtoyait Sibelius, Mozart ou John Williams : saviez-vous que Finlandia de Sibelius est utilisé dans Die Hart 2 ?

Ensuite, j’ai travaillé avec un orchestrateur connu qui m'a fait venir à Los Angeles comme assistante. Mon premier projet était une musique de jeu vidéo, avec un budget plus limité que pour de grosses productions de films. J’étais tellement heureuse ! Tout juste sortie de l’université, j’avais l’opportunité d’orchestrer une partition pour un compositeur nommé Jason Hayes, qui travaillait pour la première fois avec un orchestre. Ce projet, c’était le premier World of Warcraft. Depuis, ce jeu a été joué par plus de 100 millions de personnes dans le monde, et Jason et moi n’en avions aucune idée !

Mon parcours est donc comme celui de tous les membres de votre orchestre, sauf qu’il a pris un étrange virage…

Qu’est-ce qui réunit (ou différencie) vos trois passions : la musique classique « à programme », la musique de film et la musique de jeux vidéo ?

La musique de jeux vidéo est un peu la combinaison de la musique à programme classique et de la musique de film. Cependant, dans la musique de film, il faut éviter les passages musicaux très chargés, les grandes lignes mélodiques ou virtuoses lorsque les acteurs prononcent une phrase importante. Pour un jeu vidéo, nous ne savons pas quand le dialogue aura lieu, nous n’avons donc pas à nous en préoccuper : il y a plus de liberté. Mais nous devons être très expressifs, avec de grands matériaux thématiques, ce qui se traduit très bien sur la scène du concert. Les grands thèmes des musiques de jeux vidéo fonctionnent bien au concert, car ils sont très similaires à la musique à programme classique en termes de structure, de matériel thématique et harmonique. Dans les deux cas, il s’agit de peindre une image, d’amener le public quelque part par l’imagination.

Vos deux métiers (cheffe d'orchestre et compositrice) se nourrissent-ils mutuellement ?

Absolument ! Être cheffe d’orchestre fait de moi une meilleure compositrice et vice-versa. En tant que cheffe, j’aborde autrement les compositeurs que je dirige, parce que moi aussi, je dois coucher des notes sur le papier. C’est une démarche très organique : un peu comme si Beethoven était l’un de mes amis dans la vie d’aujourd’hui, je comprends les problèmes pratiques auxquels il a dû faire face à son époque, notamment en termes de contraintes instrumentales…

Inversement, mon métier de cheffe me permet de cueillir tous les joyaux de la musique d’autres compositeurs, pour m’en inspirer à mon tour. Le meilleur moment, c'est quand les deux se rejoignent sur scène, quand je dirige mes propres œuvres. C’est un grand privilège : cela me fait tellement aimer l’orchestre et les musiciens, car ils jouent ce que j’ai inventé pour eux, dans ma chambre, loin de la salle de concert, en les imaginant en train de jouer.

Je considère les musiciens d’orchestre comme des membres de ma famille, des cousins éloignés que je n’ai pas encore appris à connaître. C’est particulièrement émouvant de les voir travailler sur un morceau que j’ai écrit : il s’agit d'un lien très personnel, une rencontre très émouvante et intellectuelle à la fois.

Un jeu vidéo est par définition imprévisible. Comment composer une musique qui s’adapte à cette inconnue ?

Il faut distinguer plusieurs types de musique dans les jeux vidéo, selon leurs usages. Le premier est la musique composée pour une cinématique*. La cinématique est une animation vidéo qui met en place l’histoire et emmène le joueur dans un univers. On y trouve certains thèmes musicaux qui seront réentendus tout au long du jeu, mais la musique est également écrite comme pour un film. Ces séquences sont généralement déjà bien avancées visuellement, nous pouvons voir les couleurs, les personnages, et nous enregistrons la musique comme pour un film d'animation.

[*Une (scène) cinématique est un extrait vidéo qui survient lors d’un moment particulier du jeu. Une cinématique sert généralement à faire avancer la narration, le scénario ou bien à mettre l’accent sur un point précis de l’histoire. La cinématique est l’occasion d’une pause dans le jeu. Le joueur y est généralement simple spectateur.]

  Dans le jeu lui-même, nous avons aussi différents types de musique. Nous commençons par créer un environnement imaginaire et émotionnel. Nous sortons le joueur de son quotidien. Et la musique à programme est de nouveau une source d’inspiration : comment planter le décor, quels changements harmoniques spécifiques emmènent le joueur dans un certain environnement, quelles techniques de composition sont utilisées pour créer tel ou tel environnement. Ce travail dérive beaucoup des compositeurs classiques contemporains comme Krzysztof Penderecki, par exemple.

Il y a aussi des passages qui doivent réagir aux actions du joueur. Nous composons et enregistrons la musique de certaines zones du jeu de manière à pouvoir ajouter ou soustraire des éléments, par blocs de timbres notamment, tout en conservant sa cohérence musicale. L’évolution du jeu, les déclencheurs de telle ou telle situation, provoquent des changements de timbres dans la musique. Par exemple, prenez une musique qui peut fonctionner parfaitement avec seulement les cordes. Puis le joueur déclenche quelque chose et la percussion se joint aux cordes : nous avons alors un morceau légèrement différent, mais qui fonctionne très bien aussi. Un autre événement se produit, et nous ajoutons une grande section de cuivres. Le morceau est donc composé de telle sorte qu’il fonctionne dans toutes les configurations de timbres, mais il prend une dimension différente, sera ressenti différemment, par ajouts ou par suppressions de blocs. Mozart aurait pu écrire pour des jeux vidéo : il aimait les énigmes, les puzzles musicaux ! Et bien sûr, il faut rester le plus musical possible en tenant compte des contraintes imposées par ce puzzle. C’est vraiment amusant si votre cerveau aime ce genre de choses. C’est comme une grille de mots croisés tridimensionnelle, mais musicale.

Enfin, il y a aussi les musiques qui semblent provenir d’un élément présent dans l’univers du jeu : un juke-box, une vieille radio, une voix ou musique d’ascenseur, etc. Dans les jeux vidéo, on appelle cela « source music ». Elle est généralement écrite par le compositeur, mais traitée, sur le plan sonore, pour qu’elle semble provenir de cet élément du jeu : on y ajoute des craquements ou d’autres éléments de production. C’est aussi très amusant à faire.

La musique est-elle composée avant la création graphique, ou le contraire ?

Cela dépend du type de musique sur laquelle vous travaillez pour le jeu, des réalisateurs, du calendrier, des sociétés de jeux…

Pour Warlords of Draenor nous avons reçu le projet en images 2D comme source d’inspiration, et nous avons organisé des sessions d’enregistrement « exploratoires ». Il y avait sept compositeurs sur ce jeu. Nous sommes entrés en studio ensemble, avec des musiques que nous avions écrites séparément à partir des images en 2D. Nous avons écouté le travail et les idées d’orchestration de chacun, puis toute cette musique a été donnée aux animateurs pour qu’ils l’écoutent en travaillant. Un directeur audio était responsable de la façon dont la musique était insérée ensuite dans le jeu. C'est une situation assez unique, très différente de la composition d’un film.

Parfois aussi, on associe plusieurs compositeurs qui travaillent bien ensemble. Je travaille parfois en collaboration avec mon mari, qui est compositeur ; un jour, nous voulions ajouter une batterie heavy metal, alors nous avons fait appel à mon frère. Ces situations (travailler avec un frère ou une sœur) sont vraiment amusantes parce que l’on a certains raccourcis culturels. Mon frère est plus jeune que moi, alors je l’ai nourri de Led Zeppelin et de Mozart !

Ce qui est certain, c’est que la collaboration artistique (avec des artistes visuels, des réalisateurs, des producteurs, etc.) fait ressortir différentes choses de votre propre travail créatif. C’est ce qu’ont fait les compositeurs tout au long de l’histoire, en collaborant avec des librettistes, des directeurs d’opéra, des imprésarios de Los Angeles ou des dramaturges. Lully en est un excellent exemple : pour ses premières musiques de ballets, il a dû tenir compte du type de machines utilisées sur la scène pour le ballet que Louis XIV avait lui-même conçu. Au fil des siècles, les aspects techniques changent, mais les préoccupations pratiques, les obstacles, continuent à influencer la créativité. Il n’y a rien de plus effrayant que la page blanche ; nous accueillons les contraintes favorablement, parce que très souvent, trouver un moyen de contourner les obstacles nous conduit dans une direction que nous n’aurions peut-être pas empruntée.

Est-il courant d’utiliser un orchestre pour les musiques de jeux vidéo ? Qu’en est-il des chœurs ?

Oui, c’est devenu une partie importante du projet. Les plus grandes sociétés de jeux vidéo aiment utiliser l’orchestre et les chœurs, surtout dans le domaine de l’heroic fantasy. Elles veulent un maximum d’expressivité, et un très gros son : imaginez-vous le son immense d’une Cinquième Symphonie de Mahler ! En fait, on enregistre énormément de choses, pour obtenir le plus possible d’expression, avec des effectifs très importants. On ne peut pas vraiment utiliser cela tel quel pour un concert.

Quand je travaillais à l’orchestration du tout premier World of Warcraft, je me souviens que les réalisateurs adoraient la partition de Conan le barbare, de Basil Poledouris ; c’était l’un des exemples qu’on nous avait donnés. Il y avait aussi Red Sonja, d’Ennio Morricone, avec ce chœur massif, tellement excessif ! Ces premiers réalisateurs de jeux vidéo voulaient une partition au son puissant, aussi dramatique que possible.

Lorsque nous écrivons des paroles pour un chœur, souvent, on utilise des mots inventés. Le latin n’est pas du vrai latin, mais c’est fait exprès : ce n’est pas parce que le compositeur ne comprend pas le sens des mots, mais plutôt parce que nous ne voulons pas influencer le joueur avec le texte. À moins qu’il ne s’agisse d’une chanson spécifique pour le jeu, bien sûr. Dans le cas de certains jeux, il s’agit d’une langue inventée, comme la langue du dragon dans The Elder Scrolls. On la retrouve alors dans le texte du chœur. Sinon, personnellement, j’utilise un mélange de latin et d’irlandais, j’ajoute également quelques mots d’hébreu, ou la moitié d’un mot latin avec la moitié d'un mot irlandais !

L’utilisation d’un chœur est souvent lié aux scènes de bataille. On peut noter beaucoup d’influences de compositeurs classiques dans les musiques avec chœur : bien sûr, Carmina Burana, mais on peut citer Mahler, incontestablement, ou encore Mars dans Les Planètes de Holst (même si ce mouvement ne comporte pas de chœur), et d’ailleurs toutes Les Planètes. D’autres influences sont à trouver chez Berlioz, Basil Poledouris, John Williams… Et les Requiem en général : Verdi, Mozart, Rossini… Tout compositeur qui a écrit une grande partition de jeu vidéo connaît très bien tous ces morceaux.

Comment décririez-vous l’évolution musicale des jeux vidéo depuis ses débuts ?

Les premières musiques de jeux vidéo étaient plus proches du travail d’un programmeur informatique que d’un compositeur ; et quelqu’un comme moi n’aurait pas été impliqué, car mon monde est celui de l’orchestre. Quelqu’un comme Koji Kondo, qui a écrit notamment les musiques de Super Mario et Zelda, devait programmer ses thèmes note par note, en langage binaire 1-0, pour les premières consoles de jeux, dont les possibilités de polyphonie étaient très limitées ! Ce sont des musiques emblématiques ; chaque note a dû être choisie spécifiquement. Dans son imagination, il entendait un orchestre, mais les consoles de l’époque n’étaient pas encore capables de porter une partition d'orchestre.

De la même manière, on trouve sur les manuscrits de Beethoven son travail pour partir d’une idée thématique extrêmement complexe, et la réduire à ses composantes les plus emblématiques. C’est ce que Konji Kondo a dû faire. Petit à petit, on a vu apparaitre des arrangements de ces thèmes, puis des partitions midi (partitions restituées par un programme informatique), avant d’avoir des partitions entièrement orchestrées.

La musique est inhérente aux jeux vidéo, mais on ne remarque pas forcément son impact, ni même sa présence. Comment cela peut-il s’expliquer ?

Cela dépend avant tout du réalisateur : selon sa vision du jeu, la musique sera juste une texture en arrière-plan, ou elle jouera un rôle beaucoup plus important. Pour certains films ou certains jeux vidéo, il ne serait pas approprié d’utiliser des musiques très caractérisées ; on risquerait d’orienter le public, de préfigurer certains événements. Parfois, au contraire, la musique est très prenante et vous sortez de la salle en fredonnant une mélodie, ou en ayant envie d’acheter la bande originale.

Dans un jeu vidéo, la musique a aussi un caractère incroyablement immersif. On passe en général beaucoup plus de temps avec un jeu vidéo qu’avec un film. Une musique finit par faire partie de votre ADN, tant vous avez passé du temps avec elle. Elle devient un facteur d’évasion, elle s’attache à un certain moment de votre vie, à des souvenirs sensoriels, à des personnes… Beaucoup de fans de Zelda me disent cela : ils entendent un certain thème et tout de suite, ils sont transportés à l’époque où ils jouaient au jeu.

C’est évidemment très stimulant de pouvoir inventer des musiques très caractérisées, pour des personnages captivants, au travers d’une partition. Ce que nous adorons entendre de la part du réalisateur, c’est : « Je veux que vous donniez à ce projet une identité sonore, une identité qui sera toujours associée à ce jeu ». Ce sont souvent ces pièces-là qui se traduisent le mieux sur une scène de concert. Dans ce cas, si nous savons qu’une pièce sera jouée sur scène, nous créons une « suite » (une composition qui découle du jeu vidéo) spécifiquement pour le concert, qui fonctionnera bien en live : nous développons la musique, créons une structure et une forme pour qu’elle emmène le public dans un voyage approprié au concert. Alors, la musique prend une nouvelle dimension… et c’est le meilleur des mondes !

Êtes-vous une gameuse ?

Oui, je le suis ! En ce moment, je joue à Minecraft avec mes enfants, mais je dois faire attention à ma personnalité, car comme beaucoup de musiciens, lorsque je me lance dans quelque chose, je le fais à fond… Je dois veiller à ne pas passer à travers le miroir d'un de ces jeux et m’y perdre. Et puis nous sommes des adultes responsables, donc pour le moment, pas de World of Warcraft à la maison !

Est-ce un défi d'imposer votre marque en tant que femme, dans deux environnements professionnels historiquement très masculins ?

Le corps est le véhicule qui transporte l’esprit à travers le monde. Lorsque je suis dans la musique, je ne pense pas du tout au fait que je suis une femme. Je constate avec plaisir que de nombreuses et merveilleuses interprètes féminines ont fait leur apparition, alors qu’elles étaient moins nombreuses lorsque j’ai commencé à diriger. Les gens pensent parfois que toutes les femmes cheffes d’orchestre sont les mêmes, alors que nous sommes tout à fait différentes les unes des autres ; nous n’avons que notre genre en commun ! Nous n’avons pas à être perçues comme un groupe, mais comme des êtres individuels. J’aime le public, je le sers et je sers l’orchestre. Il est donc important de le faire de la manière la plus individuelle possible : pour cela, il faut exploiter chaque chose qui fait que je suis « moi », et l’une de ces choses, l’une parmi une infinité d’autres, c’est que je suis une femme.

Propos recueillis par Séverine Meers
 

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