Nelson Goerner : « L’architecture d’une œuvre musicale est toujours le véhicule de quelque chose d’encore plus grand. »

Nelson Gourner

En récital à la Salle Philharmonique de Liège le dimanche 27 novembre, à 16 heures, le pianiste argentin Nelson Goerner a conçu un programme passionnant dont il explique la teneur.
 

Votre récital à la Salle Philharmonique est consacré à Beethoven, Schumann et Liszt, trois piliers de la littérature pour piano. Pour quelles raisons continuent-ils à s’imposer de manière aussi prégnante dans les programmes des artistes du XXIe siècle ?

La musique qu’ils nous ont léguée est tellement immense et exceptionnelle, et ce qu’ils ont à nous dire, à nous artistes des générations passées ou suivantes, est tellement grand, qu’on n’aura jamais de cesse de les étudier. On y trouve à chaque fois une dimension nouvelle ; c’est un éternel objet d’émerveillement et d’approfondissement. Leur musique a une valeur inestimable. En tant qu’artistes, être les dépositaires de ce répertoire est quelque chose de tout à fait particulier, à la fois une responsabilité et un honneur immense.

La Sonate n° 28 opus 101 de Beethoven marque le début d’une vraie révolution de la sonate, qui se prolongera avec la Sonate « Hammerklavier » puis avec les trois dernières sonates de Beethoven (opus 109, 110 et 111). Quelles ruptures y trouve-t-on par rapport à la tradition classique ?

En effet, cette Sonate opus 101 est une œuvre particulièrement étonnante si on la compare aux précédentes ; elle ouvre la voie, notamment, à la Hammerklavier, avec une fugue de dimensions considérables à la fin du dernier mouvement – ce qui sera aussi le destin de la Hammerklavier. C’est une sonate que je trouve déjà très schumannienne ; c’est pour cela que j’ai souhaité jouer le Carnaval de Schumann à sa suite. Elle a quelque chose qui me rappelle toujours Schumann, notamment dans son second mouvement « alla marcia », par ses rythmes obsédants, mais aussi par cette fantaisie que l’on y trouve. C’est une œuvre de conception très libre dans sa forme, mais en même temps très « organiquement » structurée ; c’est une réussite admirable.

La Sonate en si mineur de Liszt, son unique sonate, est une œuvre formidablement novatrice. Quelles sont ses spécificités par rapport au reste de son œuvre pour piano ?

C’est une œuvre de très longue haleine, la plus longue du répertoire pour piano de Liszt. Elle dépasse déjà la conception de sonate ; elle est tellement étonnante et révolutionnaire qu’on pourrait dire qu’elle résume ce qu’était la sonate avant lui, et qu’elle ouvre aussi, par sa forme, les portes de l’avenir. Je retrouve chez Liszt cette force révolutionnaire qui nous étonne et nous frappe chez Beethoven, ainsi qu’un incroyable travail thématique qui est aussi similaire à celui de Beethoven : il n’est aucun passage, aucun trait, qui ne dérive des motifs principaux de la pièce. Le défi est de pouvoir « faire tenir » cette structure gigantesque, d’utiliser le travail thématique sans négliger le contenu sous-jacent.

Comment travaille-t-on cela, en tant qu’interprète ?

En abordant la pièce sous tous les angles possibles. Il faut d’abord tout défaire, et ensuite tout reconstruire…  et chercher. Je pense que la structure est toujours le véhicule de quelque chose d’encore plus grand : l’émotion qui est là-derrière, la pensée, le message du compositeur. Cette structure si vaste et organique doit véhiculer le contenu. C’est pour cela qu’il faut l’aborder de tous les points de vue : pour que tout se tienne.

Contrairement aux œuvres de Beethoven et Liszt que vous avez choisies, le Carnaval de Schumann est une œuvre de jeunesse, constituée d’une multitude de courtes pièces. Comment procéder pour installer immédiatement une atmosphère, lorsque chacune des 22 pièces ne dure qu’une ou deux minutes ?

Bien sûr, ici le défi est d’une tout autre nature ; prises isolément, c’est vrai, les pièces doivent incarner, du point de vue psychologique, des personnages qui peuvent être disparates.  Et c’est cela le véritable atout du Carnaval : comment tout cela a-t-il pu surgir de l’imagination d’un seul homme, d’un seul artiste ? Il faut pouvoir, ensuite, conférer une unité à cet ensemble, pour ne pas tomber dans la caricature ou dans l’anecdotique. Dans les grandes interprétations du Carnaval, il y a toujours une unité organique qui sous-tend l’œuvre entière. C’est pour cela que j’aime rapprocher cette musique de la Sonate opus 101 de Beethoven : elle me fait souvent penser à Schumann dans cette « désorganisation » de sa forme… du moins apparente, car derrière cette impression, elle est très construite !

Dans votre parcours personnel, peut-on dire que vous êtes particulièrement attiré par les œuvres de maturité ?

Je pense qu’on peut dire cela, oui, peut-être, si je regarde en arrière… quoique je me sois aussi intéressé à des répertoires un peu plus marginaux comme le Deuxième Concerto pour piano de Martucci (que j’ai joué aux Flagey Piano Days avec le Brussels Philharmonic), le Concerto de Paderewski ou ses majestueuses Variations et fugue sur un thème original en mi bémol mineur, ou encore le Quintette pour piano et cordes de Nowakowski.

Le rapport à ces grandes œuvres de la maturité évolue-t-il au fil du temps et de l’expérience ?

Oui, toujours ; ce dont j’aurais le plus peur serait certainement de ne plus évoluer ! Quand je reprends une œuvre comme la Sonate de Liszt, que j’ai abordée à des moments différents de ma vie, et que je remets tout en question, je sens cette évolution. Pour commencer, je choisis de ne pas écouter ce que j’avais fait auparavant, de partir sur une base plus spontanée, plus fraiche ; de toute façon, les choses sont quelque part dans ma mémoire et reviennent toutes seules, mais la merveille du travail, c’est de ne pas rester là-dessus. Cela peut être un point de départ, car probablement, la racine de votre interprétation reste la même... Mais elle s’enrichit, se développe, évolue… elle s’accroît.

Quels sont vos projets d’enregistrements ?

Après Iberia d’Albéniz qui est paru dernièrement, je vais à nouveau enregistrer la Sonate de Liszt sur un album qui sera consacré au compositeur. Cela fait déjà 15 ans que je l’avais enregistrée pour la première fois ; je sens que je suis prêt pour en proposer un nouvel enregistrement, qu’elle a évolué, pour le concert mais aussi pour le disque. Il y a des choses que j’entends différemment, des passages de l’œuvre qui éveillent des choses nouvelles. Il ne faut pas laisser échapper ces moments-là, sinon il sera peut-être trop tard, car nos intérêts peuvent s’orienter vers d’autres œuvres…

L’enregistrement, pour moi, va toujours de pair avec le concert ; on ne peut enregistrer que quelque chose que l’on habite depuis longtemps. Mes concerts à Anvers et Liège prépareront à cet enregistrement ; ce sont des concerts de « retour » à cette Sonate, mais aussi au Carnaval de Schumann, que j’ai beaucoup joué il y a très longtemps (bien avant la Sonate de Liszt) et auquel je reviens maintenant. J’ai aussi le projet d’enregistrer les deux Concertos pour piano de Ravel avec l’Orchestre de Monte-Carlo et Kazuki Yamada, mais ce sera seulement pour la fin 2023.

Quelles sont les spécificités du grand piano Steinway que vous avez choisi, en 2015, pour l’OPRL ? 

Mon rapport avec un piano est toujours très instinctif ! Bien sûr, j’ai des paramètres en tête, mais ce n’est pas une science exacte… L’important, c’est que je connaissais bien l’acoustique de la Salle Philharmonique de Liège, et quand j’ai choisi ce piano, j’ai essayé de l’imaginer dans l’ambiance de la salle. Notre problème, à nous les pianistes, c’est que nous voulons tirer de l’instrument le son que nous avons dans la tête : mais est-ce que cela correspond à la spécificité de l’instrument sur lequel nous sommes en train de jouer ? Pas forcément ! C’est pour cela que le paramètre du lieu où l’instrument va vivre, se développer et s’ouvrir au fil des ans, est très important. Mais le tout premier élément est surtout instinctif : il faut que le piano me parle, que dès les premiers sons qui résonnent, il suggère quelque chose.

Les pianos neufs sont toujours un peu aigres. Puis, au fil du temps, chaque pianiste va travailler pour en tirer ce qu’il veut entendre, ce qu’il a dans l’esprit, et cela fait évoluer l’instrument. Un piano neuf, même avec une très belle sonorité de base, reste quelque chose qui doit se développer, mûrir… vivre, tout simplement.

Propos recueillis par Séverine Meers

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