La dolce vita : l'interview de Gergely Madaras

Gergely Madaras en mode farniente :-)

Plaisir, émotions, farniente latins sont les ingrédients du prochain Music Factory, le mercredi 18 mars. Le Directeur musical de l'OPRL dit tout sur l'esprit de cette nouvelle séance.

 

« La dolce vita » est une expression qui est entrée dans le langage courant, après le succès du film de Fellini en 1960. Est-ce que c’est un synonyme de « farniente » ?

Non, pas vraiment ; la dolce vita, ce n’est pas seulement le fait de se prélasser au soleil, c’est aussi un mode de vie où priment le superficiel, le bling-bling, la richesse insouciante ; tout le contraire d’une vie qui cherche de la profondeur, du sens. Le film de Fellini nous parle de tout cela, et du spleen qui peut en résulter. Il a marqué l’histoire du cinéma, par sa perfection formelle mais aussi par la dichotomie entre ce monde apparemment merveilleux et le constat d’échec qui s’en dégage.

Le personnage principal, Marcello, est tenaillé entre deux choix de vie : être écrivain, ou journaliste dans les milieux people ; une idée qu’il méprise, conscient de la vacuité de n’être que quelqu’un qui gravite autour de personnalités célèbres… Et pourtant, à la fin, il se retrouve à faire partie de toute cette société où règnent les orgies, le sexe, le soleil, toutes choses qui ne créent ni sens, ni liens réels entre les personnes. Un autre personnage du film est le photographe qui accompagne Marcello : il se nomme Paparazzo. C’est de là qu’est venu le terme de « paparazzi » encore employé aujourd’hui.

L’Italie est pourtant l’un des pays les plus extraordinairement féconds, que ce soit par ses ressources naturelles ou par ses génies artistiques. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

L’Italie, ou la Méditerranée en général, sont associés à la douceur de vivre mais aussi aux sentiments exacerbés. Séduction, joie de vivre, nourriture savoureuse : tout en Italie semble fait pour le plaisir des sens ! Même dans la simplicité, la cuisine italienne vous procure un bonheur parfait et immédiat. Mais bien sûr, on aurait tort de réduire l’Italie au charme superficiel : c’est aussi le berceau de tant de merveilles artistiques qu’il s’agit plutôt pour Fellini, justement, de montrer la tension qui peut exister entre l’ancienne culture de Rome et ce sentiment de liberté totale, né au XXe siècle. Au moment de la sortie du film de Fellini, le pape a pensé le censurer. Cette décadence était tellement à l’opposé de l’image de Rome comme lieu central des grands maîtres de la chrétienté, puis des grands artistes de la Renaissance (peintres, architectes)… Et voici que l’ère moderne d’après-guerre et la reconstruction de quelque chose de complètement nouveau viennent heurter Michel-Ange, Verdi, Botticelli ! L’exemple est frappant dans cette scène du film où un hélicoptère transporte une statue du Christ fabriquée dans un vulgaire matériau…

Quels rapports entretenez-vous avec l’Italie ?

J’adore la gastronomie et le cinéma ! Et je vais souvent en Italie, notamment pour diriger des orchestres à Turin et à Milan. J’ai aussi dirigé une fois à Florence et visité Rome (la ville où se joue La dolce vita). Il me reste aussi un souvenir très particulier de Naples, dans le sud de l’Italie. À Naples, vous pouvez véritablement « sentir » la vie, il n’y a aucune distance ni faux-semblant, tout est sensation : que ce soient les odeurs (chaleur, humidité, saleté, décomposition…), le bruit, le chaos du trafic, tout est exacerbé ! 

Sur quoi, musicalement, le Music Factory va-t-il dès lors se pencher ?

On a beaucoup parlé de rythmes et de danses dans les Music Factory précédents. Ici, nous allons nous pencher sur la façon dont la musique peut susciter de l’émotion pure, du plaisir musical intense qui parle aux sens avant de parler à l’intellect. Dans ce domaine, les Italiens sont rois ! Et leur meilleure arme est sans aucun doute la mélodie, qui est toujours intensément liée aux émotions. Nous montrerons « comment ça marche » et c’est en fait tout simple : ça marche parce que la musique touche nos instincts les plus basiques, sans équivoque. Si la musique est triste, nous le ressentons de manière immédiate et très intense. Même chose si elle est joyeuse. Il n’y a pas de second niveau de lecture à rechercher.

Tout cela peut se montrer à travers différents répertoires, italiens notamment, mais pas uniquement. Sans dévoiler notre sélection, je peux vous dire qu’il y aura une incursion dans le bel canto italien, et des musiques de films italiens, car finalement, Nino Rota ou Ennio Morricone incarnent l’héritage du bel canto à notre époque. Nous voyagerons aussi dans quelques autres pays. Et nous regarderons comment le rapport à la mélodie s’exprime aussi dans une absolue souplesse rythmique : l’art d’étirer le temps qui passe… 

Vous menez une carrière de chef d’orchestre de renom international, dans un XXIe siècle où tout semble inciter à la consommation immédiate ; la dolce vita est-elle un thème qui vous interpelle de façon plus personnelle ?  

Je pourrais très facilement suivre cette pente et me laisser emporter par le faste qui peut entourer certains concerts, avec des milieux plus fortunés, l’accès aux réceptions, les fêtes… Alors bien sûr, c’est encore très différent de la jet-set et des stars du cinéma ! Je mentirais si je disais que je n’apprécie pas, de temps en temps, ce côté « sans souci », les voyages autour du monde, la rencontre avec les gens… Mais je pense que c’est toujours un choix à faire, et c’est ce dont nous parle le film de Fellini. Il conclut sur le spleen du héros qui s’est « perdu » dans la dolce vita. La vie, c’est bien plus que de rester couché au soleil des heures par jour, d’aller à la plage avec une margarita, de draguer une personne superbe à côté de vous et de passer chaque nuit avec quelqu’un de différent.

En Hongrie, la culture se situe totalement à l’opposé de cette vie-là. L’idée couramment répandue serait plutôt qu’un artiste, pour pouvoir exprimer quelque chose d’intéressant, a d’abord dû toucher le fond de l’enfer et a été capable d’en revenir. Vous n’êtes pas un bon écrivain, poète, si vous ne souffrez pas, car alors vous ne connaissez pas le vrai sens de la vie.

L’Italie versus la Hongrie ? L’art hédoniste versus l’art intellectuel ?

Non, bien sûr ! Dante, qui était italien, ne dit pas autre chose que cela ! Donc cela n’a rien à voir avec la culture d’un pays, mais avec les choix que font les gens. Je dirais même que la culture « pur plaisir » nous est aussi totalement nécessaire. Moi-même, qui travaille beaucoup, si je vais au cinéma, je vais choisir un film léger, qui ne me prend pas la tête, parce que j’en ai besoin !

Et même si c’est superficiel, cela transporte notre esprit, c’est une nourriture agréable, qui nous procure de la joie. C’est ainsi que certains artistes choisissent, volontairement, de ne pas nous faire réfléchir, mais de nous faire « sentir ». Notre sélection musicale illustrera aussi cela : certaines musiques ont une saveur sucrée. Notre corps, s’il consomme du sucre, le brûle tout de suite et nous procure immédiatement de l’énergie, du plaisir à court terme.

Propos recueillis par Séverine Meers

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