Beatrice Rana : « Ce que j’essaie de faire depuis toujours, c’est d’être « vraie » envers le public, envers moi-même et envers la musique. »

Interview Beatrice Rana

Le 24 septembre, à 16 heures, Beatrice Rana rend hommage à Liège aux maîtres de la couleur, Debussy, Scriabine et à Liszt. Elle évoque dans le détail les œuvres de son récital.
 

À seulement 30 ans, vous êtes remarquée pour votre maturité, vos choix artistiques personnels et un souci d’authenticité qui cherche le « juste » sans complaisance. Vous reconnaissez-vous dans ce portrait ?

C’est toujours difficile de parler de la façon dont les gens me voient ; mais certainement, ce que j’essaie de faire depuis toujours, c’est d’être « vraie » envers le public, envers moi-même et envers la musique. Je ne sais pas si c’est une question d’authenticité, ou de vérité, ou d’honnêteté, j’ignore quel serait le juste terme pour cela. Il y a tellement d’éléments dans l’interprétation auxquels il faut être attentive : il y a la partition, le compositeur, ma personnalité, et le public. Cela fait beaucoup de monde dans le processus, mais j’essaie vraiment de respecter tout ce monde. Respecter le compositeur, respecter tout ce qui figure dans la partition, mais aussi me respecter moi-même en tant que personne qui interprète l’œuvre, et aussi être honnête envers le public qui m’écoute. Ne pas utiliser la musique pour quelque chose d’autre, mais pour elle-même.

Vous êtes la directrice artistique du Festival de musique de chambre « Classiche Forme » de Lecce, que vous avez fondé dans votre ville natale. Pourquoi avez-vous eu envie de vous lancer dans l’organisation d’événements ?

La vie de pianiste est très solitaire et je voulais créer quelque chose de plus grand qu’un simple concert. Et surtout, j’ai un lien très fort avec ma ville natale, que j’adore, et je voulais le lui rendre, lui amener de la beauté avec de la belle musique, de belles personnes, de beaux artistes. C’est aussi une expérience sociale : je ressens très fort le besoin de discuter de musique classique avec des publics plus jeunes, discuter des choix de répertoire… On se plaint toujours de ce qui ne fonctionne pas dans le monde musical classique ; je voulais avoir l’opportunité de faire la différence, même d’une petite manière. 

Comment avez-vous conçu le programme de votre récital ?

Mon récital à la Salle Philharmonique de Liège est centré sur la Sonate de Liszt, l’une des œuvres les plus importantes de la littérature romantique pour piano et la pièce la plus imposante du programme. L’histoire qui sous-tend l’œuvre est portée par le personnage du Docteur Faust et de Méphistophélès. C’est une histoire de damnation tragique ; en quelque sorte, une histoire d’Amour et de Mort, avant le Salut qui survient à la fin de l’œuvre.

Partant de cette idée dramatique, j’ai décidé de concevoir un programme avec un bouquet d’œuvres qui annoncent déjà, au fil du récital (même si elles sont postérieures), des éléments de la Sonate de Liszt. La Sonate est divisée en trois moments narratifs ; la première moitié de mon récital est elle-même divisée en trois moments, avec Scriabine, Castelnuovo-Tedesco et Debussy. La Fantaisie de Scriabine évoque la tragédie, tout comme le début de la Sonate de Liszt. C’est une pièce très dramatique, pleine de noirceur et de drame. Ensuite, Cipressi de Castelnuovo-Tedesco, est une pièce fascinante inspirée par les cyprès. Cet arbre est très présent en Toscane et est aussi le symbole des cimetières italiens, donc d’une certaine manière, un symbole de mort. Je pense que Cipressi représente très bien ce qui se joue dans la seconde partie de la Sonate de Liszt, avec cet épisode de mort et de damnation. Enfin, la troisième partie du triptyque, consacrée à Debussy, comportera plusieurs œuvres et se terminera avec L’Isle joyeuse. Ce sera le moment d’évoquer la résurrection après la damnation. L’Isle joyeuse est un endroit heureux, pas seulement physiquement, mais aussi psychologiquement : chacun a son propre « lieu de bonheur » et il s’agira d’arriver enfin à cet îlot de paix après un long voyage.

Peut-on également parler de similitudes entre la Fantaisie en si mineur de Scriabine et la Sonate de Liszt dans sa globalité, composée 50 ans plus tôt ?

Absolument. Les deux œuvres sont des fantaisies, dans la même tonalité de si mineur. L’une est appelée « Fantaisie », l’autre « Sonate », mais paradoxalement, la Fantaisie de Scriabine a une structure très solide, et la Sonate de Liszt a une structure très « fantasque ». En un sens, l’approche architecturale des deux compositeurs est très flexible.

Votre récital est largement consacré à des œuvres qui comportent une référence littéraire, naturelle ou picturale. Comment le pianiste utilise-t-il la palette du piano pour donner vie à une évocation ?

Je pense que le piano est un instrument réellement incroyable pour cela, car il dispose d’un éventail tellement large, d’une palette de couleurs immense ! C’est l’un des seuls instruments (peut-être avec l’orgue) qui peut imiter le son d’un orchestre, sa polyphonie. Je ne dirais pas que c’est facile, mais du moins, c’est possible de recréer des atmosphères, des suggestions.

Avec cette première partie de récital, je voulais aussi que l’on perçoive des images, des portraits, qu’on entre dans un univers de suggestions. Prenez les Préludes de Debussy : un prélude est toujours quelque chose « qui vient avant » quelque chose d’autre : prélude « et fugue », prélude « et… ». Un prélude est donc une suggestion et le piano est l’instrument parfait pour rendre cette ambiguïté, ce non-dit, « juste suggéré ».

Bien sûr, le travail sur la couleur est essentiel : le piano ouvre une infinité de possibles pour développer des univers sonores. C’est une machine très sophistiquée : les possibilités du clavier, des deux pédales, l’approche du corps, chaque petit détail peut provoquer un monde de différence pour le résultat sonore final.

Lors d’une interview en 2021 à Olivier Bellamy (Classica), vous disiez : « Mon piano, c’est ma maison ». Pourtant le pianiste change d’instrument à chaque salle de concert… Est-ce une adaptation difficile ?

Bien sûr, il y a des difficultés à devoir apprivoiser sans cesse une nouvelle salle, un nouveau piano, une nouvelle acoustique ; mais cela fait partie du métier de pianiste professionnel. En même temps, il faut comprendre que je voyage sans cesse, je change de ville, de pays, je croise de nouvelles personnes… Alors, au milieu de toutes ces choses qui changent de jour en jour, lorsque je m’installe à ma banquette de piano, à mon clavier, c’est ma place, c’est là où je me sens chez moi. C’est vraiment là que je me reconnais, où que je sois dans le monde. Cela peut sembler banal, mais c’est exactement cela.

Propos recueillis par Séverine Meers


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