Interview

Patrick Leterme : « Le texte d’Henri Simon est un cri d’alerte qui nous rappelle que nous sommes un morceau de nature. »

Littérature Wallonne

Le 11 octobre prochain, l’OPRL accueille une création étonnante signée Patrick Leterme : Li R’vindje di l’Åbe (La Revanche de l’Arbre). Entretien avec un compositeur inspiré par un double héritage : la terre et la langue.

 

Comment est née cette idée de spectacle en wallon ?

Tout est parti d’un regret : ne pas avoir appris le wallon de mes grands-parents, fermiers dans le pays de Herve. Ce manque m’a poussé à m’interroger sur les raisons de cette non transmission, mais aussi sur ce que cette langue pouvait encore nous dire aujourd’hui. J’ai commencé à explorer la culture wallonne, et c’est au Musée de la Vie wallonne, à Liège, que je suis tombé sur un poème magnifique : Li Mwért di l’Åbe (La Mort de l’Arbre), écrit par Henri Simon au début du XXe siècle. Je ne comprenais pas tout, alors je traduisais ligne par ligne… et j’étais de plus en plus bouleversé.

Peu après, j’ai appris qu’il existait une suite, Li R’vindje di l’Åbe (La Revanche de l’Arbre), écrite 17 ans plus tard. Ce second texte apporte une lumière joyeuse, un humour tendre, une ferveur populaire. L’un parle de disparition, l’autre de renaissance. Ensemble, ils forment un diptyque puissant, poétique, profondément humain.

Ce projet a ravivé une connexion familiale, affective, mais aussi culturelle.

Quel lien personnel avez-vous avec la langue wallonne ?

Au départ, mon vocabulaire était très limité. Mais à force de travailler les deux poèmes, de les mettre en musique, de les apprendre par cœur, ma compréhension a explosé. Aujourd’hui, je peux suivre du théâtre en wallon liégeois à 80 %. J’ai même eu l’occasion de tenir quelques conversations en wallon avec la voisine centenaire de mes grands-parents. Ce projet a ravivé une connexion familiale, affective, mais aussi culturelle. Cela m’a permis de constater que le wallon, contrairement à d’autres langues régionales comme le basque ou le catalan, n’a jamais été intégré à l’enseignement obligatoire. Il a donc été marginalisé, mais il reste chargé d’une grande richesse humaine.

Pouvez-vous nous résumer l’histoire portée par ces deux poèmes ?

Dans La Mort de l’Arbre, le personnage principal est un vieux chêne, majestueux, qui domine le paysage et traverse les générations. Un jour, son propriétaire réalise ce qu’il « vaut en argent »… et décide de l’abattre. C’est un texte sobre, presque sacré, où la nature n’est jamais personnifiée mais dotée d’une réelle présence. Il n’y a pas de noms, pas de lieux précis : tout est porté par une poésie universelle. Dans le second poème, l’arbre prend une forme de revanche, que je préfère ne pas dévoiler ici. Disons simplement que cette suite offre une ouverture, une vitalité, une sagesse populaire qui donnent tout leur sens à l’ensemble.

Comment avez-vous abordé la composition musicale ?

Dès le départ, j’ai su que ce serait une œuvre chorale, collective. Le Chœur de Chambre de Namur incarne le narrateur principal. Le Chœur d’enfants de La Monnaie intervient dans deux moments clés, avec une portée symbolique très forte : c’est la transmission, la continuité. Il y a aussi des percussionnistes, un orchestre symphonique et même des musiciens de fanfare. Je tenais à cette rencontre entre pratiques professionnelles et amateurs. La musique oscille entre lyrisme, influences folkloriques, textures organiques (le grain des feuilles, le frémissement des branches, le craquement du bois…), avec un fil conducteur : le vivant. Il fallait que ce soit chantable, mémorisable, et en même temps très expressif.

La dimension écologique est-elle centrale ?

Henri Simon n’utilise jamais les mots « écologie » ou « biodiversité », bien sûr. Et pourtant, son texte est un cri d’alerte, écrit il y a un siècle, d’une pertinence troublante. Il nous rappelle que nous sommes un morceau de nature, et pas en dehors d’elle. Aujourd’hui, les experts nous disent tout ce qu’il faut savoir pour agir, mais ce qui manque peut-être, c’est une forme de lien spirituel à notre environnement. Ces poèmes nous reconnectent à cela, de manière sensible, symbolique, sans discours. Ils parlent à l’âme, pas au cerveau.

Ce que nous proposons est un spectacle complet, avec lumière, costumes, scénographie. Mais ce n’est pas un opéra : il n’y a pas d’airs individuels. Alors on a opté pour « spectacle choral et symphonique ». C’est simple et fidèle à ce que le public va découvrir.

Pourquoi avoir renoncé au terme « oratorio » ?

Nous avons d’abord parlé d’« oratorio laïque », mais ce terme pouvait induire une connotation religieuse. Ce que nous proposons est un spectacle complet, avec lumière, costumes, scénographie. Mais ce n’est pas un opéra : il n’y a pas d’airs individuels. Alors on a opté pour « spectacle choral et symphonique ». C’est simple et fidèle à ce que le public va découvrir.

Comment la mise en scène est-elle pensée ?

Ingrid von Wantoch Rekowski a imaginé une scénographie sobre, sensible, organique. Elle s’est entourée de Satu Peltoniemi (scénographie et costumes), Sarah Brunori (assistanat scénographie et costumes) et Gérard Maraite (création éclairages). L’Arbre est symbolisé, mais jamais représenté de manière littérale. Le chœur évolue dans l’espace comme une entité vivante. Tout est construit pour que la parole et la musique respirent, sans redondance. La lumière, les mouvements, les matières, tout dialogue avec le texte de manière subtile et profonde.

Quels partenaires vous ont accompagné dans ce projet ?

Nous avons collaboré avec la Société de Langue et de Littérature Wallonnes, dont les experts ont veillé à la fidélité du texte, à son orthographe, à sa richesse. Également avec la Plateforme Melchior (incubée par l’IMEP à Namur), qui travaille sur les musiques traditionnelles : ils m’ont aidé à écouter et intégrer l’esprit de ces mélodies, même sans que je les cite directement dans la partition. Le CHAC (Centre Hervien d’Action Culturelle) m’a magnifiquement accueilli au cœur du Pays de Herve à chaque fois que j’avais besoin de me couper de tout pour avancer dans la composition. Enfin, le label Cyprès accompagnera la sortie d’un livre-CD. Ce travail éditorial est important pour prolonger la vie de l’œuvre.

Le spectacle va-t-il tourner ?

Oui ! Il sera présenté huit fois en Wallonie, dans six villes : Tournai, Mons, Charleroi, Namur, Liège et Welkenraedt. C’est une grande joie, car monter un projet de cette ampleur — avec plus de 100 personnes sur scène — demande une énorme mobilisation. Il faut convaincre avant même que l’œuvre n’existe. Et là, j’ai eu la chance d’être soutenu par Les Festivals de Wallonie (via sa directrice de l’époque Isabelle Bodson) et le Palais des Beaux-Arts de Charleroi, où je suis artiste associé (via sa directrice Marie Noble).

Pourquoi faut-il venir voir La Revanche de l’Arbre ?

Parce que c’est un projet unique, collectif, ancré et vibrant. Il parle de vie, de mort, de mémoire, de lien au monde. C’est une œuvre née ici, en Wallonie, mais qui touche à l’universel. Elle donne une voix à un texte splendide, injustement méconnu, porté par une musique et une énergie puissantes. Et avec ce projet, on transcende même nos frontières culturelles, puisque deux des artistes engagés par le Chœur de Chambre de Namur sont des Flamands qui vont chanter en wallon ! (rires)

Propos recueillis par Éric Mairlot