Elori Saxl : « J’adore cette sensation de ne pas arriver précisément à décrire ce qu'on entend. »
La jeune artiste new-yorkaise Elori Saxl est invitée à la Salle Philharmonique le 31 janvier dans la série « Nouveaux classiques » de l’OPRL. Aux claviers et aux machines électroniques, entourée d’un violon norvégien, d’une viole de gambe et d’une clarinette basse, elle dévoilera son univers musical personnel, envoûtant et polymorphe, traduisant en créations sonores ce que lui inspire le monde d’aujourd’hui.
Quel a été votre parcours artistique et qu’est-ce qui vous a amenée à la composition ?
J’ai commencé à jouer du violon classique à l’âge de quatre ans, puis j’ai joué de nombreux instruments différents, notamment de la batterie, dans des groupes de rock. Un jour, pendant une tournée, mon clavier est tombé en panne. Un ami de mon père m’a dit : « J’ai un vieux synthétiseur. Je n’en veux plus, tu peux le garder ». C’était un Juno 106. Je me suis dit : « C’est quoi ce truc ? C’est vieux et ça ne reproduit pas le son du piano ! ». Finalement, j’ai appris à m’en servir et à façonner des sons. Cela a complètement changé ma voie ; je devais avoir entre 20 et 25 ans.
À la même époque, je faisais partie de la scène rock indépendante de Brooklyn et je partageais un local de répétition avec des musiciens de la scène classique contemporaine ; nous sommes devenus amis, je suis allée les écouter. Cela m’a rappelé que mon premier amour musical avait été la musique classique, et m’a donné envie d'essayer de créer une musique qui intègre certaines de ces influences.
J’ai alors été sollicitée pour écrire une œuvre pour un grand orchestre de chambre à Baltimore. De là est né l’album Blue of Distance qui a été pour moi une école, une transition qui m’a amenée là où je suis aujourd’hui.
Qui étaient ces artistes qui vous ont alors influencée ?
Il y avait des musiciens, mais aussi des compositeurs : Matt Evans, Adrian Knight... Dans le domaine classique, je m’enthousiasmais pour les œuvres de Steve Reich, Caroline Shaw, David Lang... ainsi que par la musique très ancienne. Une de mes amies chantait la musique de Hildegard von Bingen, et cette musique du Moyen Âge m’inspirait aussi. Mais j'allais aussi à beaucoup de spectacles expérimentaux et de dance clubs, et j'écoutais beaucoup de musique électronique.
Avez-vous toujours imaginé vos compositions comme un mélange d’acoustique et d’électronique ?
Oui, dès le début j’ai été très intéressée par l’idée de combiner les deux et d’estomper les frontières. Mais cette réflexion me semble aujourd’hui presque hors de propos : l’important est simplement de créer des sons que je trouve intéressants et beaux, et je n’ai pas, ou plus, l’impression qu'il y ait vraiment de distinction entre les deux : c’est si facile de modeler un son pour qu’il ressemble à un autre !
À une époque où la technologie influence tellement notre expérience, j’aime réfléchir à la question suivante : si vous pensez qu’un son provient d'un instrument acoustique plutôt que d’un ordinateur ou d'un instrument électronique, cela change-t-il votre ressenti ? Ou encore : la résonance physique du son, qui dépend également de l’espace physique dans lequel on se trouve, a-t-elle un impact sur votre réponse émotionnelle ?

J'ai dû déterminer quels étaient les éléments absolument essentiels à conserver en plus petits effectifs. Le quatuor est ma version préférée, avec un instrument à vent qui joue les mélodies, et deux instruments à cordes qui peuvent se combiner, se fondre l’un dans l’autre.
Dans votre projet Drifts and Surfaces, vous avez travaillé avec des percussions électroniques. Quelle a été votre démarche ?
J’ai été très marquée par un percussionniste contemporain nommé Eli Keszler. Il cherche comment les percussions, qui produisent des sons « nettement définis », peuvent réussir à créer une nappe sonore, comme le feraient un synthétiseur ou un violon avec leurs notes soutenues. Autrement dit : existe-t-il donc un moyen de transformer de nombreux petits coups en un son plus vaste ? Eli Keszler y parvient simplement par son interprétation, grâce à des roulements de batterie très rapides. Le concept m'a vraiment intéressée, avec ce « brouillage » des frontières entre un instrument que nous considérons comme rythmique et défini, qui produit un effet sonore qui s'apparente davantage à un dégradé.
Comment avez-vous choisi ces instruments qui vous accompagneront à Liège ? Vous serez aux claviers et à l’électronique, et votre groupe comporte une clarinette basse, un « hardanger d’amour » et une viole de gambe, ce qui n’est pas courant !
J’ai déjà joué avec beaucoup d’instruments différents ; pour interpréter mon album Blue of Distance, écrit pour 18 musiciens, j’ai dû déterminer quels étaient les éléments absolument essentiels à conserver en plus petits effectifs. Le quatuor est ma version préférée, avec un instrument à vent qui joue les mélodies, et deux instruments à cordes qui peuvent se combiner, se fondre l’un dans l’autre.
J’ai une amie très proche, Zosha Warpeha, qui jouera du « Hardanger d’amore », ce violon traditionnel norvégien qui dispose de cordes sympathiques (8 cordes en tout). J’adore sa façon de faire de la musique. Quant à la viole de gambe, elle sera jouée par Liam Byrne, un musicien dont je suis une grande admiratrice. Ce sera la première fois que nous jouerons ensemble.
Quelque chose m'attire de plus en plus vers les sons qui semblent transcender le temps, qui remontent loin dans le passé et peuvent nous projeter loin dans le futur. Il y a quelque chose, dans la texture du Hardanger et dans les ornementations de Zosha, qui résonne de manière très ancienne et très émouvante. Je cherchais une excuse pour combiner le Hardanger et la viole de gambe, des instruments à cordes que l’on reconnaît difficilement, tant nous sommes habitués au violoncelle et au violon. J’adore vraiment cette sensation de ne pas arriver précisément à décrire ce qu'on entend, à mettre le doigt sur ce que c’est.

Vous proposerez quelques morceaux inédits lors du concert de Liège.
Je ne peux pas encore trop en dire, mais je jouerai en duo, avec Henry Solomon à la clarinette basse, des morceaux que nous avons composés ensemble. Il y aura également une sélection de mes albums Blue of Distance et Drifts and Surfaces, ainsi que des morceaux inédits en quatuor. Ce sera vraiment un concert unique.
Comment se déroule votre processus de composition ?
Dans le passé, la plupart de mes œuvres étaient composées de manière très structurée. Chaque note était soigneusement réfléchie et méticuleusement travaillée. Cependant, depuis deux ans, je m’oriente davantage vers l’improvisation et j’apprends à accepter que la première idée est souvent la meilleure : « first thought, best thought » ! (rire).
Par le passé, je partais souvent d’une question, d’un ensemble de concepts extra-musicaux. Par exemple, pour Blue of Distance, j’ai réfléchi à la technologie et à la façon dont elle impacte, interfère, sur notre expérience. Je me documentais, je lisais beaucoup, puis je réfléchissais à la manière de traduire ou explorer cela à travers des sons, de créer un langage qui soit adapté. Ensuite, vient la musique, de façon beaucoup plus intuitive.
Vous avez composé pour des documentaires, des films, des expositions. On peut citer notamment des projets pour le Musée Guggenheim à New York et le National Filmboard of Canada (l’Office national du film du Canada). Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pour le Guggenheim, j’ai composé Surfaces, dans le cadre d’une exposition consacrée à Alex Katz. Il y avait une salle avec trois tableaux, tous assez abstraits : de grands échantillons de couleurs avec un peu de texture. Le public pouvait écouter au casque des compositions de cinq compositeurs différents, imaginées en réponse aux trois tableaux.
Pour l’Office national du film du Canada, j'ai composé la musique d’un film expérimental intitulé Texada, qui parle d’une île au large de Vancouver sur laquelle se trouve une carrière de calcaire. Il explore les différences entre le temps humain et le temps géologique, l’extraction des ressources, etc. Je me sens très chanceuse car depuis quelque temps, des personnes viennent me voir parce qu’ils ont écouté mes albums et me demandent de composer une musique qui me ressemble, ce qui est un vrai cadeau.

En quoi est-ce différent de vos compositions « indépendantes » ?
En fait, cela ressemble beaucoup à la façon dont je compose ma propre musique. C’est en quelque sorte plus facile, car les directives sont précises, l’objectif est clair. Là aussi, je commence par une phase de documentation qui me permet de comprendre le contexte, de m’imprégner du ton, de la texture et du rythme du film, par exemple. De là, je formule un langage sonore qui me semble spécifique au projet. À un moment donné, je mets tout le reste de côté et j'essaie simplement de créer quelque chose de musical et d’émotionnel.
Je dois aussi travailler beaucoup plus vite et cela m'aide vraiment à mettre en pratique cette idée de « first thought, best thought », car je n’ai tout simplement pas le temps de remettre en question ce que je fais ! (rire). Et j’ai fini par vraiment apprécier cela. C’est un peu comme faire travailler un muscle, on devient tout simplement plus rapide. Et cela m’aide aussi à croire en mon intuition, à ne pas trop réfléchir.
Ce qui est aussi très enrichissant, c’est qu’en étant au service de la vision de quelqu’un d'autre, et en cherchant des compromis, nous découvrons ensemble autre chose : cela m’inspire des idées musicales et des textures auxquelles je n'aurais pas pensé seule.
En dehors de votre travail de composition, que représente pour vous l’activité de concert, la présence sur scène ?
Cela devient de plus en plus important : cela me semble vraiment essentiel de jouer avec d’autres musiciens, d’interagir, et de créer des sons dans un espace physique avec d’autres personnes, avec cet échange d’énergies. On ne peut faire ça qu’avec d'autres personnes, et en se plaçant physiquement dans un lieu dédié. Avec un groupe de personnes qui sont toutes concentrées sur une même chose. C’est essentiel, tout particulièrement à l’heure actuelle.
Qu’est-ce qui vous inspire ou vous plaît le plus, entre la composition, qui relève surtout d’un travail solitaire, et le fait de vous trouver sur une scène ?
Je dirais que mon système nerveux est beaucoup mieux adapté à la composition en solitaire ! Cela me demande beaucoup de monter sur scène, je n’aime pas être le centre de l’attention. Mais être accompagnée d’autres artistes, pouvoir réagir à leur jeu, m’a vraiment aidée à surmonter cela. C'est vraiment un équilibre entre les deux.
Le live-set a d’ailleurs vraiment évolué pour devenir de plus en plus de l’improvisation, pour répondre à ce plaisir de l’interaction. C'est comme si nous avions des balises : « Bon, nous avons ce morceau que nous voulons jouer, celui-là aussi, et celui-là aussi ». Mais la façon dont nous allons enchaîner ces morceaux sera improvisée, et ce qui se passe au cœur d'un morceau permettra aussi des explorations. Cela rend les choses plus amusantes et plus intéressantes pour moi, et cela ajoute évidemment une valeur unique au concert live, plutôt que de donner à nouveau quelque chose de déjà entendu dans une version enregistrée, avec un total contrôle.
Vous considérez-vous comme faisant partie du mouvement « Modern Classical » ?
Je n'y pense pas vraiment, c'est peut-être aux autres d'en décider. Je compose beaucoup de musiques différentes qui relèvent de nombreux genres différents, et j'écoute des styles de musique très variés. J'écoute principalement le top 40 des tubes pop à la radio… Je ne sais pas trop si je fais partie de ce mouvement, et cela n’a pas d’importance pour moi.

Que pensez-vous de l'utilisation de l'IA dans la musique ?
Je pourrais en parler longtemps ! En réalité, il y a deux réflexions différentes à mener. L'une concerne l'éthique et la législation autour de l'IA en général, notamment quant à la répartition des revenus qui en découlent. Et l’autre concerne le processus de création lui-même.
En fait, je l'ai essayée pour la première fois la semaine dernière, même si j’y avais déjà beaucoup réfléchi. J’ai demandé à l’IA d'écrire les paroles d'une chanson pop. Au début, j'étais bouche bée, car c'était tellement bien fait… cela reflétait mes propres pensées. Ensuite, j’ai intégré cela à un autre logiciel, qui m'a proposé une mélodie, des accords, et cinq déclinaisons musicales différentes, dont les quatre premières étaient… horribles. Mais pour la cinquième, je me suis dit : « Oui, c’est plutôt pas mal. ». J’ai ensuite passé une autre journée à peaufiner les paroles et l’idée musicale, puis j’ai enregistré ma propre version.
À la fin, je me suis dit : « C'est pas mal, mais j'ai l'impression de simplement reprendre la chanson de quelqu'un d'autre. Ça ne ressemble pas à quelque chose que j'aurais pu créer moi-même. C'est presque ok, mais il y a quelque chose qui cloche, et je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Il serait plus facile pour moi de créer ma propre chanson à partir de zéro que d’essayer de modifier cette IA pour qu'elle soit bonne ».
Pour moi, en tant qu’interprète et créatrice, tout le plaisir réside dans la découverte, la curiosité et l’expression de soi. Or, cette technologie supprime tout cela et ne s’intéresse qu’au produit fini, ce qui n’est pas mon cas. Tout cela évolue si vite que personne ne sait où ça va mener, mais pour l'instant, j'ai l'impression que les logiciels sont très bons pour imiter, car ils peuvent se fonder sur les réalisations du passé, mais ils ne sont pas doués pour générer de nouvelles idées intéressantes.
Donc, dans un contexte de création « commerciale », si on vous demande d’imiter quelque chose, cela peut très bien fonctionner, mais si on vous demande de créer une musique qui réponde aux grandes questions et aux sentiments humains, puis de synthétiser tout cela en une musique émotionnelle, qui nous donne l’impression de ne pas être seuls, je ne pense pas que cela soit (encore !) possible. En tant qu’êtres humains, nous avons tellement d’années d’évolution derrière nous que nous sommes programmés pour nous intéresser aux histoires humaines. Il n’a jamais été question de savoir qui est le meilleur. Il a toujours été question de savoir qui nous touche, à quelle histoire nous nous identifions. Je pense que cela restera vrai.
La grande question sera alors de savoir comment nous, musiciens, continuerons à gagner notre vie, car l’IA est particulièrement douée pour les projets musicaux commerciaux, qui sont notre gagne-pain, à moi et à beaucoup d’autres musiciens. C'est là que les discussions autour de la législation et de l’éthique prennent toute leur importance, et elles sont tellement en retard par rapport à l'état actuel de la technologie, et évoluent tellement plus lentement… Je pense qu'à terme, les choses finiront probablement par s'arranger, mais que de mon vivant, nous allons vivre un moment difficile où la technologie sera très en avance sur la législation et où nous n'aurons que très peu d'argent (rire) !
Propos recueillis par Séverine Meers